Des révolutions dans la continuité…

J.-M. Nobre-Correia
Les mouvements qui traversent depuis quelques années le monde des médias et du journalisme ont peut-être besoin d’être situés dans une perspective historique pour pouvoir être relativisés…

Manifestement, depuis quelques longues années déjà, les médias et le journalisme traversent une zone de fortes turbulences. Ce sont tous les repères traditionnels de ces deux mondes qui se sont effondrés ou, tout au moins, ont été sérieusement ébranlés.
Dans un tel contexte, des considérations contradictoires ont surgi d’ici de là. Les unes, pessimistes, voire catastrophistes, décèlent dans la situation actuelle l’écroulement des médias d’information, et en tout cas celui de l’information de qualité, quand ce n’est pas la disparition progressive du journalisme tel qu’il a été conçu fin du XIXe siècle, début du XXe [1]. D’autres, euphoriques, voient dans la flopée de nouveautés technologiques qui la traversent l’aube d’une nouvelle ère et la naissance annoncée d’un nouveau monde, d’une nouvelle manière de vivre en société…
Pourtant, à la lumière de l’histoire des médias dits « traditionnels » (presse, radio et télévision), peut-être conviendrait-il de relativiser beaucoup des arguments péremptoires qui font florès ces temps-ci dans des conversations de café du commerce comme dans des aréopages plus savants. Notamment ceux qui établissent des comparaisons entre la qualité de l’information proposée de nos jours et celle à laquelle les citoyens avaient accès autrefois. Mais aussi ceux qui évoquent une ancienne pratique journalistique érigée en référence technique, déontologique et éthique. Alors que beaucoup de critiques qui ont cours aujourd’hui remontent parfois à la naissance de la grande presse d’information, voire à l’apparition de la presse elle-même…
Vendre du papier pour tous les goûts
Or, si l’imprimerie typographique est utilisée tout d’abord pour tirer bibles, placards, indulgences, grammaires, dès la fin du XVe siècle apparaissent des publications à caractère journalistique (ou parajournalistique) à l’occasion d’un événement important (et d’un seul) : bataille, funérailles princières, fête, vie à la cour,… dont elles font le récit. On les appelle occasionnels. Mais, un peu plus tard, on assiste aussi à la naissance des canards, adressés à un public plus populaire, qui font le récit de faits surnaturels, miracles, crimes, catastrophes naturelles et tout ce qui relève du monstrueux, du merveilleux, de l’extraordinaire, souvent illustrés et écrits dans un langage simple. C’est-à-dire : le fait divers et le sensationnel, fruits volontiers d’une imagination plus ou moins fertile. Plus tard encore, au début de XVIe siècle, paraissent les libelles axés sur la polémique religieuse, d’abord, et sur la polémique politique, ensuite. Ils sont donc axés sur l’expression d’opinions et le combat idéologique, l’agressivité et l’exaltation en étant des condiments fort prisés.
Autant dire que le souci des éditeurs-imprimeurs de « vendre du papier » remonte aux origines. Informer n’est pas nécessairement leur premier souci. Et ils ne sont d’ailleurs pas très regardants sur la qualité des contenus proposés aux lecteurs, ayant volontiers recours à l’affabulation, voire à la pure imagination, à la spéculation et à l’anathème afin de faire mousser l’intérêt du public pour les feuilles qu’on lui propose d’acheter.
À leur début, ces différents types de publications paraissent de manière ponctuelle, occasionnelle. Quand la question de la périodicité se pose, les imprimés sont d’abord annuels ou semestriels. Ces derniers apparaissent presque un siècle et demi après la découverte de l’imprimerie, et il faut attendre la fin du XVIe siècle pour les premiers mensuels. En mettant en place des courriers qui partent des villes importantes une fois par semaine, la poste favorise la création d’hebdomadaires au début de XVIIe siècle. Mais ce n’est qu’en 1650, deux siècles après la découverte de l’imprimerie typographique, que paraît le premier quotidien [2].
Du fait même de la lenteur des circuits empruntés par l’information, d’une composition manuelle et d’une impression à force de bras, le contenu des feuilles proposées aux lecteurs ne brille pas par sa fraîcheur. Le premier numéro de La Gazette, premier hebdo français lancé par Théophraste Renaudot, daté du 30 mai 1631, publie des informations en provenance de Constantinople (datant du 2 avril), « de Rome (26 avril), de Haute-Allemagne (30 avril), de Silésie (1er mai), de Venise (2 mai), de Vienne (3 mai), de Stettin (4 mai), de Prague (5 mai), de Francfort-sur-le-Main (14), d'Amsterdam (17), d'Anvers (24 mai) » [3]
Des censures à la liberté avant la massification
En outre, la presse subit les affres de la censure ecclésiastique (épiscopale ou papale) et celle du pouvoir civil (impérial, royal ou territorial). Car l’information est clairement perçue comme un outil indispensable aux gens du pouvoir pour qu’ils puissent exercer ce pouvoir. Bien souvent, les premiers périodiques sont d’ailleurs lancés à l’initiative de l’entourage même des souverains.
Il faut attendre 1695 pour que la censure soit abolie en Angleterre, la Révolution française, un siècle plus tard, imposant le principe de la liberté de la presse : « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Quitte à ce que, pendant deux siècles encore, la censure sévisse ici et là sur le continent européen, pendant des durées de temps parfois très longues.
Avec l’industrialisation de la presse au XIXe siècle, les tirages augmentent et les journaux atteignent des publics beaucoup plus vastes. Les coûts de production par exemplaire diminuent considérablement et l’introduction de la publicité comme source de revenus (outre la vente) permet de baisser fortement le prix d’achat. D’où une diversification des publications proposées aux lecteurs, les faits divers faisant alors leur entrée à différents degrés dans des journaux autrefois consacrés prioritairement à l’information politique et culturelle.
Cette diversification des journaux et des contenus s’accentue jusqu’aux années 1950-60. Les quotidiens dits « populaires » deviennent largement dominants en termes de diffusion, consacrant une place parfois démesurée aux titres et aux illustrations, aux affaires de sexe et de sang, aux spectacles et aux sports, cherchant à susciter l’intérêt des lecteurs et l’acte d’achat. Alors que les quotidiens dits « de référence », plus sobres et privilégiant la politique, l’économie et la culture, doivent se contenter de diffusions plus modestes, de loin inférieures à celles des « populaires ».
Ainsi donc, l’histoire se répète à une échelle différente. On parle de quelques dizaines à quelques maigres milliers d’exemplaires du XVIe au XVIIIe siècles. Mais dans les dernières décennies du XIXe siècle, on parle déjà de centaines de milliers, voire de millions d’exemplaires dès le tournant du XIXe au XXe siècle. Et la logique financière s’impose, du fait d’équipements de plus en plus lourds et d’équipes de production de plus en plus nombreuses. Ce qui implique une guerre commerciale entre journaux en quête de lecteurs, entraînant une logique d’ « exclusivités » et une multiplication d’éditions tout au long de la journée [4]. Car il s’agit d’annoncer des « coups », devancer les concurrents et proposer l’information la plus fraîche possible, provoquant une surenchère et des dérapages célèbres, comme quand le parisien La Presse du 9 mai 1927 annonce sur cinq colonnes à la une l’arrivée des aviateurs français Charles Nungesser et François Coli à New York, où ils ont été accueillis par une foule enthousiaste, alors que leur avion s’est abîmé dans l’Atlantique !…
Le déclin de la presse et la montée des rivaux
La presse était alors un média tout puissant. Mais l’arrivée de la radio dans l’entre-deux-guerres va lui infliger des coups de boutoir, pouvant annoncer l’information plus vite qu’elle, les délais de production de la presse étant inévitablement plus longs. Dans des circonstances exceptionnelles, la radio va même couvrir l’actualité en temps réel : ce fut le cas en Belgique lors des funérailles du roi Albert 1er, le 20 février 1934.
Le déclin de presse en tant que média d’information dominant devient évident fin des années 1940, début des années 1950. Peu à peu, la radio s’impose comme un média d’information performant, suivant l’actualité tout au long de la journée. Et la télévision fait ses premiers pas, devenant le média auquel les citoyens consacrent le plus de temps libre et, dans les années 1960-70, le média d’information dominant. Parallèlement, radio et télévision vont recueillir de plus en plus de recettes publicitaires au détriment de la presse qui s’affaiblit, alors même que dans les années 1960-70 elle doit se reconvertir technologiquement dans la photocomposition et l’impression en offset.
Les années 1970-80 sont marquées par la démonopolisation du secteur audiovisuel. Grâce à la modulation de fréquence, aux réseaux câblés, aux satellites géostationnaires et aux antennes paraboliques, on assiste à une énorme prolifération de stations de radio et de télévision [5]. Ce qui a trois conséquences fort importantes : l’instauration d’un féroce régime de concurrence entre médias, l’adoption de plus en plus fréquente d’une pratique de l’information en temps réel et une énorme fragmentation des investissements publicitaires entre médias chaque jour plus nombreux.
En fait, on a joyeusement confondu prolifération des émetteurs et pluralisme, alors que la multiplication des rédactions et la baisse des recettes publicitaires entraine un effondrement des moyens humains et financiers dont ils peuvent disposer pour couvrir l’information [6]. Tandis qu’une pratique grandissante de l’information en temps réel entraine les rédactions dans des dérapages de plus en plus fréquents, faisant oublier régulièrement des principes élémentaires de la pratique journalistique.
Quand les récepteurs deviennent émetteurs
Ces tendances s’accentuent encore avec l’arrivée d’internet dans la deuxième moitié des années 1990. La prolifération des médias devient incommensurable. En outre, tout un chacun n’est plus seulement récepteur mais peut aussi devenir émetteur de messages écrits, sonores et/ou visuels. Tandis que l’aire de diffusion dépasse les frontières géographiques habituelles et s’étend désormais sur toute la planète.
Toutefois, internet offre aux annonceurs des formes d’interactivité qui facilitent grandement le contact avec les consommateurs. Dès lors, la publicité échappe progressivement aux médias classiques (presse, radio et télévision) au profit notamment des médias numériques. À ce détail près que les recettes de ceux-ci sont largement inférieures en valeur à celles des médias classiques.
Ces dernières évolutions ont des conséquences tragiques sur l’information journalistique : beaucoup de quotidiens et d’hebdos cessent de paraître ; les médias classiques, voyant leurs recettes publicitaires diminuer et leurs ventes fondre à vue d’œil, réduisent fortement leurs équipes de rédaction ; tandis que les nouveaux médias numériques disposent le plus souvent de recettes de la vente de leurs contenus très limitées (les lecteurs s’étant habitués à la gratuité de l’information), alors même que les recettes de la publicité sont fort maigres.
Autant dire que, un peu partout en Europe, il y a de plus en plus de journalistes dans des situations professionnelles précaires ou bien plus simplement au chômage. Du coup, les médias véhiculent davantage textes, sons et images proposés par des services de communication d’institutions, entreprises et individualités désireuses de les voir véhiculer des sujets qui les mettent en valeur. Une pratique développée à partir des années 1960 et fort répandue de nos jours, rappelant étrangement les contenus paraissant dans les périodiques nés au XVIIe siècle dans l’entourage des souverains…
Parallèlement se développe ce que l’on a pompeusement appelé le « journalisme citoyen ». Autrement dit : tout un chacun peut tendre compte, interpréter et prendre position face à des faits d’actualité. Et beaucoup d’éditeurs accueillent ce « journalisme citoyen », question de remplir gratuitement des pages de journal, du temps d’antenne et de l’espace des médias en ligne.
Les deux vrais changements
Au fond, les inquiétudes que l’on manifeste aujourd’hui au sujet de l’évolution du journalisme ne sont pas particulièrement originales. Insuffisances, dérapages et dérives ont marqué son histoire tout au long des cinq siècles de la presse et plus particulièrement le siècle et demi de la « grande presse ».
Les médias se trouvent à un tournant, comme chaque fois que les supports et les techniques de production ont changé : papier de tissu, caractères en plomb, presse à bras, papier de bois, presse à vapeur, composition mécanique, ondes hertziennes, photocomposition, offset, réseaux câblés, satellites géostationnaires, numérisation des signes, internet… Une suite de tournants qui ont chaque fois accéléré le processus de l’information, de la prise de connaissance d’un fait à sa communication aux citoyens. Une accélération qui conduit, le moment venu, à une pratique de plus en plus large de l’information en temps réel, qui est, par bien des côtés, la négation même du journalisme. Car le métier de journaliste consiste avant tout dans la quête de faits, situations et opinions, leur sélection et hiérarchisation selon des critères qui font la spécificité du média, leur contextualisation et interprétation, ainsi que l’éventuelle prise de position qu’ils supposent. Et tout cela en conformité avec des principes déontologiques progressivement affinés tout au long de ce dernier siècle et demi, mais aussi avec des principes éthiques qui caractérisent notre vie en société démocratique.
Pourtant, malgré dérives et dérapages, le journalisme au sens fort du terme survivra. Car les milieux dirigeants de nos sociétés auront toujours besoin d’une information de qualité (en termes de factualité et de valeur ajoutée dans l’interprétation et l’analyse) et seront toujours prêts à payer pour pouvoir y accéder. En revanche, la grande majorité des citoyens seront livrés à une information gratuite conçue dans une perspective de divertissement, de distraction : était-ce tellement différent un siècle auparavant ? En outre, cette information gratuite ou très bon marché sera largement fournie par des entreprises, institutions et hauts dirigeants, l’intervention des médias se limitant le plus souvent à des opérations purement techniques : mais ces documents prêts à publier n’ont-ils pas envahi progressivement les rédactions depuis une cinquantaine d’années ?…
Les médias d’information de qualité ont toujours été, sont et seront probablement chaque fois plus des outils destinés prioritairement aux milieux dirigeants et, au fond, cela n’a pas tellement changé tout au long de l’histoire. Un vrai changement est aujourd’hui la disparition accélérée des « éditeurs purs » en faveur de financiers et industriels peu suspects d’un amour subit pour l’activité éditoriale ou journalistique. L’autre grand changement consiste dans la possibilité que tout un chacun a désormais d’accéder à de sources d’information nombreuses et de chercher ainsi à confronter la qualité de l’information qu’on lui propose…



[1] Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « Journalisme : une certaine mort annoncée », in Politique, Bruxelles, n° 37, décembre 2004, pp. 46-49 ; ou, dans une version plus développée, « Une certaine mort annoncée… », in Communication et Langages, Paris, éd. Armand Colin, n° 147, mars 2006, pp. 15-24.
[2] On considère généralement The Daily Courant, lancé en 1702, comme le premier quotidien au monde. On sait aujourd’hui qu’il y a eu avant lui le Norwich Post, en 1701, toujours en Angleterre. Mais un demi siècle auparavant il y a eu l’Einkommende Zeitungen, en Allemagne, dès 1650.
[3] L. Trenard, "La Presse française des origines à 1788", in Cl. Bellanger et al. (dir.), Histoire générale de la presse française, vol. 1, Paris, PUF, 1969, p. 87.
[4] Fin des années 1960, le bruxellois Le Soir publiait encore sept éditions tout au long de la journée…
[5] Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, radio et télévision vivaient en Europe en régime de monopole public ou du moins de monopole public pour chacune des communautés linguistiques d’un État. Curieusement, seuls les régimes autoritaires du Portugal et de l’Espagne reconnaissaient l’existence de stations publiques et de stations privées en radio. Alors que la France, en plus de la radio publique, tolérait l’existence de quatre « radios périphériques » privées émettant depuis la périphérie du territoire français : RTL (Luxembourg), RMC (Monaco), Europe 1 (Sarre) et Sud Radio (Andorre)…
[6] Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « L’aube d’un nouveau monde », in Politique, Bruxelles, n° 91, septembre-octobre 2015, pp. 16-18.





Texte publié dans Politique, revue de Débats, Bruxelles, n° 95, mai-juin 2016, pp. 22-25.

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