Des révolutions dans la continuité… [nouvelle version]
J.-M. Nobre-Correia
Les mouvements qui traversent depuis quelques années le
monde des médias et du journalisme ont peut-être besoin d’être situés dans une
perspective historique pour pouvoir être relativisés…
Manifestement, depuis quelques longues années déjà, les médias et le
journalisme traversent une zone de fortes turbulences. Ce sont tous les repères
traditionnels de ces deux mondes qui se sont effondrés ou, tout au moins, ont
été sérieusement ébranlés.
Dans un tel contexte, des considérations contradictoires ont surgi
d’ici de là. Les unes, pessimistes, voire catastrophistes, décèlent dans la situation
actuelle l’écroulement des médias d’information, et en tout cas celui de
l’information de qualité, quand ce n’est pas la disparition progressive du
journalisme tel qu’il a été conçu fin du XIXe siècle, début du XXe [1].
D’autres, euphoriques, voient dans la flopée de nouveautés technologiques qui la
traversent l’aube d’une nouvelle ère et la naissance annoncée d’un nouveau
monde, d’une nouvelle manière de vivre en société…
Pourtant, à la lumière de l’histoire des médias dits
« traditionnels » (presse, radio et télévision), peut-être
conviendrait-il de relativiser beaucoup des arguments péremptoires qui font
florès ces temps-ci dans des conversations de café du commerce comme dans des aréopages
plus savants. Notamment ceux qui établissent des comparaisons entre la qualité
de l’information proposée de nos jours et celle à laquelle les citoyens avaient
accès autrefois. Mais aussi ceux qui évoquent une ancienne pratique
journalistique érigée en référence technique, déontologique et éthique. Alors
que beaucoup de critiques qui ont cours aujourd’hui remontent parfois à la
naissance de la grande presse d’information, voire à l’apparition de la presse
imprimée elle-même : à peine un peu plus d’un siècle plus tard, en 1626
déjà, « se representò en Londres la obra [de Ben Jonson] The Staple of News (La tienda de
noticias). Se trata de una sátira durísima contra los professionales de la
información, acusados de tratar los hechos de la realidad como mercancías y a
no ser escrupulosos en su información. Así uno de los protagonistas llega a
informar de que el rey de España ha sido elegido papa » [2].
Vendre du papier pour tous les
goûts
Apparue en Europe entre 1435 et 1450, l’imprimerie [3],
« sous l’impulsion d’une poignée de bourgeois capitalistes affamés de
bénéfices », couvrait d’ateliers tout le continent en une trentaine
d’années, « tissant un réseau de communications culturelles calqué sur
celui des échanges marchands ». L’Europe « se constituait ainsi en un
marché où la pensée se vendait et s’échangeait » [4].
Or, si l’imprimerie est utilisée tout d’abord pour tirer bibles,
placards, indulgences, calendriers, almanachs, grammaires, dès la fin du XVe
siècle apparaissent des publications à caractère journalistique (ou parajournalistique)
à l’occasion d’un événement important (et d’un seul) : bataille,
funérailles princières, fête, vie à la cour,… dont elles font le récit. On les
appelle occasionnels. Mais, un peu
plus tard, on assiste aussi à la naissance des canards, adressés à un public plus populaire, qui font le récit de faits
surnaturels, miracles, crimes, catastrophes naturelles et tout ce qui relève du
monstrueux, du merveilleux, de l’extraordinaire, souvent illustrés et écrits
dans un langage simple. C’est-à-dire : le fait divers et le sensationnel,
fruits volontiers d’une imagination plus ou moins fertile. Plus tard encore, au
début de XVIe siècle, paraissent les libelles
axés sur la polémique religieuse, d’abord, et sur la polémique politique,
ensuite. Ils sont donc axés sur l’expression d’opinions et le combat
idéologique, l’agressivité et l’exaltation en étant des condiments fort prisés [5].
Autant dire que le souci des éditeurs-imprimeurs de « vendre du
papier » (de « faire de l’audience », pourrait-on dire en termes
plus larges et plus de nos jours) remonte aux origines. Informer n’est pas
nécessairement leur premier souci. Et ils ne sont d’ailleurs pas très regardants
sur la qualité des contenus proposés aux lecteurs, ayant volontiers recours à
l’affabulation, voire à la pure imagination, à la spéculation et à l’anathème
afin de faire mousser l’intérêt du public pour les feuilles qu’on lui propose
d’acheter. Stimuler et approfondir le marché était une préoccupation présente
chez les éditeurs-imprimeurs, qui cherchaient ainsi à diversifier leur
production.
À leur début, ces différents types de publications paraissent de
manière ponctuelle, occasionnelle. Quand la question de la périodicité se pose,
les imprimés sont d’abord annuels ou semestriels. Ces derniers apparaissent
presque un siècle et demi après la découverte de l’imprimerie, et il faut
attendre la fin du XVIe siècle pour les premiers mensuels. En mettant en place des courriers [6] qui
partent des villes importantes une fois par semaine, la poste favorise la
création d’hebdomadaires au début de
XVIIe siècle. Mais ce n’est qu’en 1650, deux siècles après la découverte de
l’imprimerie typographique, que paraît le premier quotidien [7].
Du fait même de la lenteur des circuits empruntés par l’information,
d’une composition manuelle et d’une impression à force de bras, le contenu des
feuilles proposées aux lecteurs ne brille pas par sa fraîcheur. Le premier
numéro de La Gazette, premier hebdo
français lancé par Théophraste Renaudot, daté du 30 mai 1631, publie des informations en provenance de Constantinople (datant du 2
avril), « de Rome (26 avril), de Haute-Allemagne (30 avril), de Silésie
(1er mai), de Venise (2 mai), de Vienne (3 mai), de Stettin (4 mai), de Prague
(5 mai), de Francfort-sur-le-Main (14), d'Amsterdam (17), d'Anvers (24
mai) » [8]…
Des censures à la liberté avant
la massification
En outre, à partir de 1478-79, la
presse subit les affres de la censure ecclésiastique (épiscopale ou papale [9])
et celle du pouvoir civil (impérial, royal ou territorial), tous les textes
destinés à impression devant leur être soumis au préalable. Bien souvent, le
nombre d’imprimeries sera officiellement limité (en 1586, la Star Chamber
décide ainsi que le droit d’imprimer sera limité aux seules villes de Londres, Oxford
et Cambridge [10]) et il
faudra disposer d’un privilège pour
pouvoir s’établir en tant qu’imprimeur. Car l’information est clairement perçue
comme un outil indispensable aux gens du pouvoir pour qu’ils puissent exercer
ce pouvoir. Bien souvent, les premiers périodiques sont d’ailleurs lancés à
l’initiative de l’entourage même des souverains : ce fut le cas de La Gazette, en France, hebdomadaire paru
en 1631 à l’initiative de Théophraste Renaudot, protégé du cardinal duc de
Richelieu, Premier ministre de Louis XIII ; mais ce fut le cas également
de la Gazeta Nueva, en Espagne,
lancée en 1661 à l’initiative de Francisco Fabro Bremundan, secrétaire de Juan
José d’Autriche, Premier ministre de Carlos II, son demi-frère.
Il faut attendre 1695 pour que
la censure soit abolie en Angleterre, la Révolution française, un siècle plus
tard, imposant le principe de la liberté de la presse : « la libre
communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux
de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement
sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la
loi ». Quitte à ce que, pendant deux siècles encore, la censure sévisse
ici et là sur le continent européen, pendant des durées de temps parfois très
longues, notamment lors de conflits armés, surtout si le propre pays y est
impliqué, ou sous des régimes autoritaires, voire dictatoriaux, dont on connaît
toujours des cas aujourd’hui en Europe.
Comme les mécanismes des
censures n’étaient manifestement suffisants pour restreindre la circulation de
l’information, on a établit de nouveaux mécanismes pour restreindre le public
qui pouvait y avoir accès. Ainsi, le 1712, le parlement anglais a décidé d’imposer
aux journaux un droit de timbre selon
leur format, ainsi qu’un droit sur chaque annonce publiée. Dispositions
renforcées à diverses reprises, rendant les journaux de plus en plus chers et,
dès lors, à seule portée des bourses des milieux sociaux aisés. Dispositions
qui n’ont été supprimées qu’en 1855 [11].
Avec l’industrialisation de la
presse au XIXe siècle, les tirages augmentent et les journaux atteignent des
publics beaucoup plus vastes. Les coûts de production par exemplaire diminuent considérablement
et l’introduction de la publicité comme source de revenus (outre la vente)
permet de baisser fortement le prix d’achat : quand il lance La Presse à Paris, le 1er juillet 1836,
Émile de Girardin — s’inspirant de la presse anglaise, le précurseur en cette
matière ayant été The Daily Advertiser,
lancé en 1730 — décide d’avoir recours à la publicité, ce qui lui permet de
fixer l’abonnement à son quotidien à exactement moitié de qu’il est
habituellement [12]. D’où
une diversification des publications comme des contenus proposés aux lecteurs,
les faits divers faisant alors leur entrée à différents degrés dans des
journaux autrefois consacrés prioritairement à l’information politique et
culturelle.
Cette diversification des publications
et des contenus s’accentue jusqu’aux années 1950-60. Les quotidiens dits
« populaires » deviennent largement dominants en termes de diffusion,
consacrant une place parfois démesurée aux titres et aux illustrations, aux affaires
de sexe et de sang, aux spectacles et aux sports, cherchant à susciter l’intérêt
des lecteurs et l’acte d’achat. Alors que les quotidiens dits « de
référence », plus sobres et privilégiant la politique, l’économie et la
culture, doivent se contenter de diffusions plus modestes, de loin inférieures
à celles des « populaires » [13].
Ainsi donc, l’histoire se
répète à une échelle différente. On parle de quelques dizaines à quelques
maigres milliers d’exemplaires du XVIe au XVIIIe siècles. Mais dans les
dernières décennies du XIXe siècle, on parle déjà de centaines de milliers,
voire de millions d’exemplaires dès le tournant du XIXe au XXe siècle [14].
Et la logique financière s’impose [15],
du fait d’équipements de plus en plus lourds et d’équipes de production de plus
en plus nombreuses [16].
Ce qui implique une guerre commerciale entre journaux en quête de lecteurs,
entraînant une logique d’ « exclusivités » et une multiplication
d’éditions tout au long de la journée [17].
Car il s’agit d’annoncer des « coups », devancer les concurrents et
proposer l’information la plus fraîche possible, provoquant une surenchère et
des dérapages célèbres, comme quand le parisien La Presse daté du 10 mai 1927 annonce sur sept colonnes à la une
l’arrivée des aviateurs français Charles Nungesser et François Coli à New York,
où ils ont été accueillis par une foule enthousiaste, alors que leur avion
s’est abîmé dans l’Atlantique !…
Le déclin de la presse et la
montée des rivaux
La presse était alors un média
tout puissant. Mais l’arrivée de la radio dans l’entre-deux-guerres va lui
infliger des coups de boutoir, pouvant annoncer l’information plus vite qu’elle,
les délais de production de la presse étant inévitablement plus longs. Dans des
circonstances exceptionnelles, la radio va même couvrir l’actualité en temps
réel : ce fut le cas en Belgique lors des funérailles du roi Albert 1er,
le 20 février 1934.
Le déclin de presse en tant que
média d’information dominant devient évident fin des années 1940, début des
années 1950. Peu à peu, la radio s’impose comme un média d’information performant,
suivant l’actualité tout au long de la journée : en 1947, la radio
publique belge francophone [18]
compte cinq éditions journalières, en 1952 huit, en 1960 quatorze [19].
Et la télévision fait ses premiers pas, devenant le média auquel les citoyens
consacrent le plus de temps libre (la lecture presse perdant ainsi du terrain) et,
dans les années 1960-70, le média d’information dominant. Parallèlement, radio
et télévision vont recueillir de plus en plus de recettes publicitaires au détriment
de la presse qui s’affaiblit, alors même que dans les années 1960-70 elle doit
se reconvertir technologiquement dans la photocomposition et l’impression en
offset, ainsi comme dans la quadrichromie.
Toutefois, pendant un
demi-siècle, ce qui n’était plus concevable en termes de presse, l’est resté
pour la radio, d’abord, et pour la télévision, ensuite : un contrôle plus
au moins étroit de l’État, ce qui revenait à dire, à quelques nuances près, un
contrôle du monopole public de l’audiovisuel par les forces politiques
dominantes, détentrices du pouvoir dans chaque État. Les années 1970-80 sont cependant
marquées par la démonopolisation du secteur audiovisuel [20].
Grâce à la modulation de fréquence, aux réseaux câblés, aux satellites
géostationnaires et aux antennes paraboliques, on assiste à une énorme
prolifération de stations de radio et de télévision : dans l’importe quel
pays européen on peut aujourd’hui capter des dizaines voire des centaines de
programme audiovisuels. Ce qui a trois conséquences fort importantes :
l’instauration d’un féroce régime de concurrence entre médias, l’adoption de
plus en plus fréquente d’une pratique de l’information en temps réel et une
énorme fragmentation des investissements publicitaires entre médias chaque jour
plus nombreux.
En fait, on a joyeusement
confondu prolifération des émetteurs et pluralisme, alors que la multiplication
des rédactions et la baisse des recettes publicitaires entraîne un effondrement
des moyens humains et financiers dont ils peuvent disposer pour couvrir
l’information [21]. Du
coup, les médias recourent de plus en plus souvent à des fournisseurs de
contenus extérieurs (agences d’informations, de photos, de reportages,
d’analyses, de chroniques,…), dont les productions sont évidemment proposées à
des nombreux abonnés ou clients ponctuels, provoquant une importante
homogénéisation des contenus des médias. Tandis qu’une pratique grandissante de
l’information en temps réel entraîne
les rédactions dans des dérapages de plus en plus fréquents, faisant oublier régulièrement
des principes élémentaires de la pratique journalistique, de sa déontologie et
de son éthique.
Quand les récepteurs deviennent
émetteurs
Ces tendances s’accentuent
encore avec l’arrivée d’internet dans la deuxième moitié des années 1990. La prolifération des médias devient
incommensurable. En outre, tout un chacun n’est plus seulement récepteur mais peut aussi devenir émetteur de messages écrits, sonores et/ou
visuels. Tandis que l’aire de diffusion dépasse les frontières géographiques
habituelles et s’étend désormais sur toute la planète : on peut ainsi
avoir accès à des médias du bout du monde auxquels il était absolument
impossible d’accéder il y a seulement deux décennies ; mais on peut aussi,
au bout du monde, vivre par procuration dans une communauté lointaine dont on
est issu ou dont on se sent intellectuellement proche, en ghettoïsant ainsi son
propre statut à intérieur de la société où l’on vit.
Toutefois, internet offre aux
annonceurs des formes d’interactivité qui facilitent grandement le contact avec
les consommateurs. Dès lors, alors même que les annonceurs préfèrent désormais
investir dans les hors-« médias classiques », la publicité échappe progressivement
à ces derniers (presse, radio et télévision) au profit notamment des médias
numériques [22]. À ce
détail près que, individuellement, les recettes de ceux-ci sont largement inférieures
en valeur à celles des médias classiques.
Ces dernières évolutions ont
des conséquences tragiques sur l’information journalistique : beaucoup de
quotidiens et d’hebdos en papier cessent de paraître (les français France Soir et La Tribune, le britannique The
Independent, l’espagnol Público,…) ;
les médias classiques, voyant leurs recettes publicitaires diminuer et leurs ventes
fondre à vue d’œil, réduisent fortement leurs équipes de rédaction ;
tandis que les nouveaux médias numériques disposent le plus souvent de recettes
de la vente de leurs contenus très limitées (les lecteurs s’étant habitués à la
gratuité de l’information sur internet), alors même que les recettes de la
publicité sont fort maigres.
Autant dire que, un peu partout
en Europe, il y a de plus en plus de journalistes dans des situations
professionnelles précaires ou bien plus simplement au chômage. Du coup, les
médias véhiculent davantage textes, sons et images proposés par des services de communication
d’institutions, entreprises et individualités désireuses de les voir véhiculer
des sujets qui les mettent en valeur et donnent une image positive d’elles. Une
pratique développée à partir des années 1960 et fort répandue de nos jours,
rappelant étrangement les contenus paraissant dans les périodiques nés au XVIIe
siècle dans l’entourage des souverains…
Parallèlement se développe ce
que l’on a pompeusement appelé le « journalisme
citoyen ». Autrement dit : tout un chacun peut rendre compte,
interpréter et prendre position face à des faits d’actualité. Et beaucoup
d’éditeurs accueillent avec bienveillance ce « journalisme citoyen »,
question de remplir gratuitement des pages de journal, du temps d’antenne et de
l’espace des médias en ligne. Mais s’agit-il encore-là de journalisme au sens
propre du terme ? À l’évidence, la dose de militantisme, d’humeur et
d’égocentrisme y est le plus souvent fort élevée, tandis que les notions de
compte rendu factuel et de rigueur en sont bien souvent absentes, quand ce
n’est pas la totale absence de compétence sur les sujets sur lesquels les
« journalistes citoyens » se prononcent sans retenue qui devient
manifeste…
L’accélération d’un processus
Au fond, les inquiétudes que
l’on manifeste aujourd’hui au sujet de l’évolution du journalisme ne sont pas
particulièrement originales. Insuffisances, dérapages et dérives ont marqué son
histoire tout au long des cinq siècles de la presse et plus particulièrement le
siècle et demi de la « grande presse ».
Les médias se trouvent à un
tournant, comme chaque fois que les supports et les techniques de production
ont changé :
papier de tissu, caractères en plomb, presse à bras, papier de bois, presse à
vapeur, composition mécanique, rotative, télégraphe, téléphone, ondes
hertziennes, photocomposition, offset, réseaux câblés, satellites
géostationnaires, numérisation des signes, internet… Une suite de tournants qui
ont chaque fois accéléré le processus de l’information, de la prise de
connaissance d’un fait à sa communication aux citoyens. Une accélération qui
conduit, le moment venu, à une pratique de plus en plus large de l’information
en temps réel, qui est, par bien des côtés, la négation même du journalisme. Car
le métier de journaliste consiste avant tout dans la quête de faits, situations
et opinions (suivie d’une rigoureuse vérification des données factuelles
avancées), leur sélection et hiérarchisation selon des critères qui font la
spécificité du média, leur contextualisation et interprétation, ainsi que
l’éventuelle prise de position qu’ils supposent. Et tout cela en conformité
avec des principes déontologiques progressivement affinés tout au long de ce
dernier siècle et demi, mais aussi avec des principes éthiques qui caractérisent
notre vie en société démocratique. Un ensemble de prérequis qui supposent du
recul par rapport aux événements et du temps pour mener à bien la suite normale
des opérations qu’il convient d’effectuer.
À cet égard, l’accélération du processus de l’information et
l’avalanche de nouvelles qu’elle provoque était déjà mis en question en 1628,
en Grande-Bretagne, par Robert Burton, professeur à l’Université d’Oxford, qui
« deplora el flujo continuo de la noticias, tan rapidamente olvidadas como
recibidas » [23].
Pourtant, malgré dérives et dérapages, le journalisme au sens fort
du terme survivra. Car les milieux dirigeants de nos sociétés auront toujours
besoin d’une information de qualité (en termes de factualité et de valeur ajoutée
dans l’interprétation et l’analyse) et seront toujours prêts à payer pour
pouvoir y accéder. D’ailleurs, c’était déjà le cas dans l’Antiquité comme au
Moyen Âge : pour rendre possible la gestion de leurs domaines, les
administrations publiques ont mis en place des réseaux de collecte et de
diffusion d’information, les messagers, notamment, y jouant un rôle clé dans la
transmission, orale ou écrite, des nouvelles. Mais, en marge des réseaux
« officiels », les milieux dirigeants, notamment les milieux économiques,
développaient des réseaux « privés », de manière à être en mesure de
prendre des décisions pertinentes. Il s’agissait pour ces derniers de savoir
quelles marchandise étaient arrivées à tel port ou telle foire ; quel étaient
les prix de ces marchandises ; quelle était la situation politique dans
tel pays et était-elle favorable aux affaires ; quelle était la situation
financière de tel client ; quel était l’état des voies de
communication ; quelle étaient les risques des voyages…
Les trois vrais changements
Ce besoin d’information est devenu particulièrement évident
« avec l’épanouissement d’une économie monétaire, des foires commerciales
et des villes » [24].
Autrement dit : « la mise sur pied de réseaux commerciaux permanents
et florissants requiert l’apparition et la circulation d’informations sur les
conditions de ce commerce » [25]. Dès
lors, « pour faciliter leurs opérations spéculatives, les maisons de
banque, italiennes ou allemandes, prirent l’habitude d’envoyer de filiales en
filiales des sortes de bulletins relatifs à la situation des marchés, appelés avvisi ou zeytungen » [26]. On
retrouve déjà des traces de l’existence de nouvelles
manuscrites en Angleterre comme à Venise au XIIIe siècle. Et, « dès le
XIVe siècle au moins, les nouvelles étaient devenues une véritable marchandise
et des nouvellistes […] organisèrent pour des princes ou des marchands des
services réguliers de correspondances manuscrites. Ces nouvelles à la main […]
ont laissé des traces dans toute l’Europe. Elles prirent un essor considérable
au XVIe siècle » [27] et,
malgré la « découverte » de l’imprimerie, ont continué d’exister
pendant quelques siècles encore, échappant aisément aux tracas des diverses
censures [28].
« La difusión de las noticias manuscritas, copiadas por escribas
profesionales, dirigidas a una red de suscriptores o bien vendidas en las
tiendas de los libreros londinenses es un negocio rentable en la Inglaterra del
siglo XVII » [29].
En revanche, la grande majorité des citoyens sont et seront dans
l’avenir livrés à une information gratuite conçue dans une perspective de
divertissement, de distraction : la question du coût mise à part, était-ce
tellement différent un siècle auparavant ? En outre, cette information
gratuite ou à très bon marché sera largement fournie par des entreprises,
institutions et hauts dirigeants, l’intervention des médias se limitant le plus
souvent à des opérations purement techniques : mais ces documents prêts à
publier n’ont-ils pas envahi progressivement les rédactions depuis une
cinquantaine d’années ?…
Les médias d’information de qualité ont toujours été, sont et seront
probablement chaque fois plus des outils destinés prioritairement aux milieux
dirigeants et, au fond, cela n’a pas tellement changé tout au long de
l’histoire. Un vrai changement est aujourd’hui la disparition accélérée des
« éditeurs purs » (ceux dont l’activité première était les médias et
l’information journalistique) en faveur de financiers et industriels peu suspects
d’un amour subit pour l’activité éditoriale ou journalistique, un changement
qui est évident dans les cas de l’Italie, de la France ou du Portugal. Les
médias d’information grand public deviendront-ils de simples organes de
communication des activités et intérêts de ces mieux financiers et
industriels ?…
Un autre changement qui n’est absolument pas négligeable : la
renaissance de l’information avec une sensibilité « progressiste »,
alors qu’elle a largement disparu des médias classiques à large public. Grâce à
la numérisation et à internet, de nouveaux médias d’information « de
gauche », voire de « gauche radicale », sont apparus un peu partout
en Europe, notamment en Espagne, en France et en Italie. Mais tiendront-ils
face aux impératifs économiques d’un média d’information ? La disparition
ou perte d’indépendance de médias numériques qui avaient conquis une audience
importante (comme celle du français Rue89,
par exemple) ont de quoi alimenter un certain scepticisme…
Troisième grand changement : celui qui consiste dans la
possibilité que tout un chacun a désormais d’accéder à de sources d’information
nombreuses et de chercher ainsi à confronter la qualité de l’information qu’on
lui propose. Contrairement à ce qui se passait voici un siècle à peine, nul
média ne s’impose plus aujourd’hui aux yeux d’un citoyen comme
« bible » fiable, indiscutable, de l’information : le doute et
la confrontation des sources ont gagné du terrain. Le journalisme des médias
grand public pourra-t-il rester indifférent à une telle évolution
comportementale des citoyens ?…
Un nouveau grand tournant de l’histoire des médias d’information
s’annonce. Et, comme lors de tout grand tournant, on ignore quelle sera
vraiment son issue. Mais tout porte à croire que l’information au sens fort du
terme (en termes de factualité, interprétation, analyse et commentaire) restera
un outil indispensable aux milieux dirigeants de nos sociétés qui tiendront dès
lors, coûte que coûte, à préserver sa pertinence et sa qualité…
Professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles, J.-M. Nobre-Correia y a notamment enseigné la Théorie de l’Information Journalistique, l’Histoire des Médias en Europe et la Socio-économie des Médias en Europe (1970-2011). Parallèlement, il a été professeur invité à l’Université Paris II (1996-2006), professeur visiteur à l’Universidade de Coimbra (1996-2001) et membre du conseil scientifique de l'Europäisches Medieninstitut de Düsseldorf (1995-2004).
[1] Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « La crisis des
periodismo : Cierta muerte anunciada », in Telos, Madrid, Fundación Telefónica, n° 66, janvier-mars 2006, pp.
14-21.
[2] Manuel Vázquez Montalbán, Historia
y comunicación social, Barcelona, Mondadori, 2000, pp. 79-80.
[3] La technique de l’imprimerie consiste essentiellement dans l’emploi de
caractères mobiles en métal, de l’encre grasse et de la presse à bras.
[4] Henri-Jean Martin, Histoire et
pouvoirs de l’écrit, Paris, Albin Michel, 1996, pp. 216 et 252.
[5] « Dès 1517, le moine Martin Luther avait affiché, aux portes de
la chapelle des Augustins de Wittenberg, ses propositions contre les
Indulgences. Presque aussitôt, les premières campagnes de presse de caractère
moderne, se déchaînaient à travers l’Allemagne, à grand concours d’affiches, de
pamphlets et de caricatures » (Henri-Jean Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, p. 240).
[6] Le courrier postal a été mis en place sur tout le territoire espagnol
par les Rois catholiques, Fernando d’Aragon et Isabel de Castille, en 1492. V.
aussi Asa Briggs et Peter Burke, A Social
history of the media, Cambridge, Polity Press, 2007, p. 21.
[7] On considère généralement The
Daily Courant, lancé en 1702 à Londres, comme le premier quotidien au
monde. Pourtant, on sait aujourd’hui qu’il y a eu avant lui le Norwich Post, en 1701, dans le sud-est
de l’Angleterre. En réalité c’est à Leipzig qu’un demi siècle auparavant, en
1650, l’imprimeur et libraire Timotheus Ritzsch lance les Einkommende Zeitungen, qui paraissent
six jours sur sept, sur quatre pages de 135 x 170 mm, tiré à 200 exemplaires.
Mais le privilège dont dispose Ritzsch arrive à expiration en 1652 et le
quotidien cesse de paraître. En obtenant quelques années plus tard un autre
privilège, Ritzsch lance le 1er janvier 1660 la Neu-einlauffende Nachricht von Kriegs-und Welt-Händeln, qui paraît
six jours sur sept et même, quelque temps plus tard, sept jours sur sept,
jusqu’en 1668 (V. à ce sujet Giovanni Gozzini, Storia del giornalismo, sl, Bruno Mondadori, 2000, p. 36 ;
Pierre Albert et Ursula E. Koch, Les
Médias en Allemagne, Paris, PUF, 2000, p. 7).
[8] Louis Trenard, "La Presse française des origines à 1788", in
Claude Bellanger et al. (dir.), Histoire
générale de la presse française, tome I, Paris, PUF, 1969, p. 87.
[9] Et en 1543, le pape « Paul III crée le principe de l’ « imprimatur »,
un visa préalable de la censure ecclésiastique pour toute œuvre imprimée.
[10] Giovanni Gozzini, Storia del
giornalismo, p. 13.
[11] Henry Appia et Bernard Cassen, Presse,
radio e télévision en Grande-Bretagne, Paris, Armand Colin, 1969, pp. 24 et
34.
[12] Émile de Girardin, Almanach de
la France, cité par Claude Vielfaure (dir.), La Publicité de A à Z, Paris, Retz, 1975, p. 219. V. aussi Giovanni
Gozzini, Storia del giornalismo, p.
30.
[13] Au Royaume Uni, si le Daily
Mirror a une diffusion de 4 567 mille exemplaires en 1950 et de 4 649 mille
en 1960, celle de The Times n’est que
de 254 mille et de 260 mille respectivement (Colin Seymour-Ure, The British Press and Broadcasting since
1945, Oxford, Blackwell, 1991, pp. 28-29).
[14] Le tirage global des quotidiens parisiens passe de 2 millions
d’exemplaires en 1880 à 5,5 millions en 1914 (Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Paris, Odile Jacob, 1997,
p. 83). Toujours à Paris, en 1910, Le
Petit Parisien avait un tirage de 1,4 million d’exemplaires, Le Petit Journal de 835 mille, Le Journal de 810 mille et Le Matin de 670 mille (Pierre Albert,
« La Presse française de 1871 à 1940 » in Claude Bellanger et al.
[dir.], Histoire générale de la presse
française, tome III, Paris, PUF, 1972, p. 296).
[15] La presse devient un secteur où l’on investit, en espérant devenir
riche (V. à ce propos José Tengarrinha, Nova
história da imprensa portuguesa, Lisbonne, Temas e Debates, 2013, p. 319.
En France, par exemple, plusieurs hommes d’affaires, voire des banquiers, ont
décidé d’investir dans la presse au XIXe siècle. On retrouvera cette situation
au XXe siècle non seulement avec la presse mais aussi avec la radio et la
télévision, en France (Jean Prouvost, Marcel Dassault, Jean-Luc Lagardère, Francis
Bouygues, Vincent Bolloré,…) comme en Italie (Giovanni Agnelli, Adriano
Olivetti, Carlo De Benedetti, Silvio Berlusconi,…), par exemple.
[16] En 1914, le quotidien parisien « Le Matin avait 150 rédacteurs, 550 employés, 200 ouvriers ; Le Petit Parisien, 75 rédacteurs
seulement, mais 450 correspondants en province, 400 employés et 370
ouvriers » (Pierre Albert, « La Presse française de 1871 à
1940 », p. 297)
[17] Fin des années 1960, le bruxellois Le
Soir publiait encore sept éditions tout au long de la journée…
[18] Elle s’appelle alors INR (Institut National Belge de Radiodiffusion),
deviendra RTB (Radio-Télévision Belge) en 1960 et RTBF (Radio-Télévision Belge
de la Communauté française) en 1977.
[19] J.-M. Nobre-Correia, Histoire
des médias en Europe, volume 2, Bruxelles, PUB, 2010, p. 247.
[20] Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, radio et télévision
vivaient en Europe en régime de monopole public ou du moins de monopole public
pour chacune des communautés linguistiques d’un État. Curieusement, seuls les
régimes autoritaires du Portugal et de l’Espagne reconnaissaient l’existence de
stations publiques et de stations privées en radio. Alors que la France, en
plus de la radio publique, tolérait l’existence de quatre
« radios périphériques » privées émettant depuis la périphérie
du territoire français : RTL (Luxembourg), RMC (Monaco), Europe 1 (Sarre) et
Sud Radio (Andorre)…
[21] Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « L’aube d’un nouveau monde »,
in Politique, Bruxelles, n° 91,
septembre-octobre 2015, pp. 16-18.
[22] Une étude récente du cabinet d’études IHS affirmait qu’ « en
2015, la publicité en ligne en Europe est devenue le premier média en termes de
revenus publicitaires, devançant pour la première fois la télévision »
(Sarah Belouezzane, « La pub en ligne dans le viseur du gendarme de la
concurrence », in Le Monde, Paris,
25 mai 2016, p. 8 du cahier « Éco & Entreprise »).
[23] Roger Chartier, « Introducción », in Roger Chartier y Carmen
Espejo (dir.), La aparición del
periodismo en Europa, Madrid, Marcial Pons, 2012, p. 22.
[24] Giovanni Gozzini, Storia del
giornalismo, p. 4.
[25] Nicolas Will, Essai sur la
presse et le capital, Paris, UGE, 1976, p. 14.
[26] Louis Trenard, "La Presse française des origines à 1788", in
Claude Bellanger et al. (dir.), Histoire
générale de la presse française, tome I, Paris, PUF, 1969, p. 28.
[27] Pierre Albert, Histoire de la
presse, 8e éd, Paris, PUF, 1996, p. 7. V. aussi Manuel Vázquez Montalbán, Historia y comunicación social, pp.
54-55.
[28] Manuel Vázquez Montalbán, Historia
y comunicación social, p. 55.
[29] Roger Chartier, « Introducción », p. 24.
Texto publicado na revista Telos, Madrid, n° 105, outubro 2016-janeiro 2017, pp. 13-22.
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