Des révolutions dans la continuité… [nouvelle version]

J.-M. Nobre-Correia

Original de la nouvelle version revue et augmentée.
Une première version a été publiée par la revue Politique, Bruxelles. n° 95 (16 992 caractères).
Cette deuxième version a été publiée par la revue Telos, Madrid, n° 105 (32 069 caractères).

Les mouvements qui traversent depuis quelques années le monde des médias et du journalisme ont peut-être besoin d’être situés dans une perspective historique pour pouvoir être relativisés…

Manifestement, depuis quelques longues années déjà, les médias et le journalisme traversent une zone de fortes turbulences. Ce sont tous les repères traditionnels de ces deux mondes qui se sont effondrés ou, tout au moins, ont été sérieusement ébranlés.
Dans un tel contexte, des considérations contradictoires ont surgi d’ici de là. Les unes, pessimistes, voire catastrophistes, décèlent dans la situation actuelle l’écroulement des médias d’information, et en tout cas celui de l’information de qualité, quand ce n’est pas la disparition progressive du journalisme tel qu’il a été conçu fin du XIXe siècle, début du XXe [1]. D’autres, euphoriques, voient dans la flopée de nouveautés technologiques qui la traversent l’aube d’une nouvelle ère et la naissance annoncée d’un nouveau monde, d’une nouvelle manière de vivre en société…
Pourtant, à la lumière de l’histoire des médias dits « traditionnels » (presse, radio et télévision), peut-être conviendrait-il de relativiser beaucoup des arguments péremptoires qui font florès ces temps-ci dans des conversations de café du commerce comme dans des aréopages plus savants. Notamment ceux qui établissent des comparaisons entre la qualité de l’information proposée de nos jours et celle à laquelle les citoyens avaient accès autrefois. Mais aussi ceux qui évoquent une ancienne pratique journalistique érigée en référence technique, déontologique et éthique. Alors que beaucoup de critiques qui ont cours aujourd’hui remontent parfois à la naissance de la grande presse d’information, voire à l’apparition de la presse imprimée elle-même : à peine un peu plus d’un siècle plus tard, en 1626 déjà, « se representò en Londres la obra [de Ben Jonson] The Staple of News (La tienda de noticias). Se trata de una sátira durísima contra los professionales de la información, acusados de tratar los hechos de la realidad como mercancías y a no ser escrupulosos en su información. Así uno de los protagonistas llega a informar de que el rey de España ha sido elegido papa » [2].
Vendre du papier pour tous les goûts
Apparue en Europe entre 1435 et 1450, l’imprimerie [3], « sous l’impulsion d’une poignée de bourgeois capitalistes affamés de bénéfices », couvrait d’ateliers tout le continent en une trentaine d’années, « tissant un réseau de communications culturelles calqué sur celui des échanges marchands ». L’Europe « se constituait ainsi en un marché où la pensée se vendait et s’échangeait » [4].
Or, si l’imprimerie est utilisée tout d’abord pour tirer bibles, placards, indulgences, calendriers, almanachs, grammaires, dès la fin du XVe siècle apparaissent des publications à caractère journalistique (ou parajournalistique) à l’occasion d’un événement important (et d’un seul) : bataille, funérailles princières, fête, vie à la cour,… dont elles font le récit. On les appelle occasionnels. Mais, un peu plus tard, on assiste aussi à la naissance des canards, adressés à un public plus populaire, qui font le récit de faits surnaturels, miracles, crimes, catastrophes naturelles et tout ce qui relève du monstrueux, du merveilleux, de l’extraordinaire, souvent illustrés et écrits dans un langage simple. C’est-à-dire : le fait divers et le sensationnel, fruits volontiers d’une imagination plus ou moins fertile. Plus tard encore, au début de XVIe siècle, paraissent les libelles axés sur la polémique religieuse, d’abord, et sur la polémique politique, ensuite. Ils sont donc axés sur l’expression d’opinions et le combat idéologique, l’agressivité et l’exaltation en étant des condiments fort prisés [5].
Autant dire que le souci des éditeurs-imprimeurs de « vendre du papier » (de « faire de l’audience », pourrait-on dire en termes plus larges et plus de nos jours) remonte aux origines. Informer n’est pas nécessairement leur premier souci. Et ils ne sont d’ailleurs pas très regardants sur la qualité des contenus proposés aux lecteurs, ayant volontiers recours à l’affabulation, voire à la pure imagination, à la spéculation et à l’anathème afin de faire mousser l’intérêt du public pour les feuilles qu’on lui propose d’acheter. Stimuler et approfondir le marché était une préoccupation présente chez les éditeurs-imprimeurs, qui cherchaient ainsi à diversifier leur production.
À leur début, ces différents types de publications paraissent de manière ponctuelle, occasionnelle. Quand la question de la périodicité se pose, les imprimés sont d’abord annuels ou semestriels. Ces derniers apparaissent presque un siècle et demi après la découverte de l’imprimerie, et il faut attendre la fin du XVIe siècle pour les premiers mensuels. En mettant en place des courriers [6] qui partent des villes importantes une fois par semaine, la poste favorise la création d’hebdomadaires au début de XVIIe siècle. Mais ce n’est qu’en 1650, deux siècles après la découverte de l’imprimerie typographique, que paraît le premier quotidien [7].
Du fait même de la lenteur des circuits empruntés par l’information, d’une composition manuelle et d’une impression à force de bras, le contenu des feuilles proposées aux lecteurs ne brille pas par sa fraîcheur. Le premier numéro de La Gazette, premier hebdo français lancé par Théophraste Renaudot, daté du 30 mai 1631, publie des informations en provenance de Constantinople (datant du 2 avril), « de Rome (26 avril), de Haute-Allemagne (30 avril), de Silésie (1er mai), de Venise (2 mai), de Vienne (3 mai), de Stettin (4 mai), de Prague (5 mai), de Francfort-sur-le-Main (14), d'Amsterdam (17), d'Anvers (24 mai) » [8]
Des censures à la liberté avant la massification
En outre, à partir de 1478-79, la presse subit les affres de la censure ecclésiastique (épiscopale ou papale [9]) et celle du pouvoir civil (impérial, royal ou territorial), tous les textes destinés à impression devant leur être soumis au préalable. Bien souvent, le nombre d’imprimeries sera officiellement limité (en 1586, la Star Chamber décide ainsi que le droit d’imprimer sera limité aux seules villes de Londres, Oxford et Cambridge [10]) et il faudra disposer d’un privilège pour pouvoir s’établir en tant qu’imprimeur. Car l’information est clairement perçue comme un outil indispensable aux gens du pouvoir pour qu’ils puissent exercer ce pouvoir. Bien souvent, les premiers périodiques sont d’ailleurs lancés à l’initiative de l’entourage même des souverains : ce fut le cas de La Gazette, en France, hebdomadaire paru en 1631 à l’initiative de Théophraste Renaudot, protégé du cardinal duc de Richelieu, Premier ministre de Louis XIII ; mais ce fut le cas également de la Gazeta Nueva, en Espagne, lancée en 1661 à l’initiative de Francisco Fabro Bremundan, secrétaire de Juan José d’Autriche, Premier ministre de Carlos II, son demi-frère.
Il faut attendre 1695 pour que la censure soit abolie en Angleterre, la Révolution française, un siècle plus tard, imposant le principe de la liberté de la presse : « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Quitte à ce que, pendant deux siècles encore, la censure sévisse ici et là sur le continent européen, pendant des durées de temps parfois très longues, notamment lors de conflits armés, surtout si le propre pays y est impliqué, ou sous des régimes autoritaires, voire dictatoriaux, dont on connaît toujours des cas aujourd’hui en Europe.
Comme les mécanismes des censures n’étaient manifestement suffisants pour restreindre la circulation de l’information, on a établit de nouveaux mécanismes pour restreindre le public qui pouvait y avoir accès. Ainsi, le 1712, le parlement anglais a décidé d’imposer aux journaux un droit de timbre selon leur format, ainsi qu’un droit sur chaque annonce publiée. Dispositions renforcées à diverses reprises, rendant les journaux de plus en plus chers et, dès lors, à seule portée des bourses des milieux sociaux aisés. Dispositions qui n’ont été supprimées qu’en 1855 [11].
Avec l’industrialisation de la presse au XIXe siècle, les tirages augmentent et les journaux atteignent des publics beaucoup plus vastes. Les coûts de production par exemplaire diminuent considérablement et l’introduction de la publicité comme source de revenus (outre la vente) permet de baisser fortement le prix d’achat : quand il lance La Presse à Paris, le 1er juillet 1836, Émile de Girardin — s’inspirant de la presse anglaise, le précurseur en cette matière ayant été The Daily Advertiser, lancé en 1730 — décide d’avoir recours à la publicité, ce qui lui permet de fixer l’abonnement à son quotidien à exactement moitié de qu’il est habituellement [12]. D’où une diversification des publications comme des contenus proposés aux lecteurs, les faits divers faisant alors leur entrée à différents degrés dans des journaux autrefois consacrés prioritairement à l’information politique et culturelle.
Cette diversification des publications et des contenus s’accentue jusqu’aux années 1950-60. Les quotidiens dits « populaires » deviennent largement dominants en termes de diffusion, consacrant une place parfois démesurée aux titres et aux illustrations, aux affaires de sexe et de sang, aux spectacles et aux sports, cherchant à susciter l’intérêt des lecteurs et l’acte d’achat. Alors que les quotidiens dits « de référence », plus sobres et privilégiant la politique, l’économie et la culture, doivent se contenter de diffusions plus modestes, de loin inférieures à celles des « populaires » [13].
Ainsi donc, l’histoire se répète à une échelle différente. On parle de quelques dizaines à quelques maigres milliers d’exemplaires du XVIe au XVIIIe siècles. Mais dans les dernières décennies du XIXe siècle, on parle déjà de centaines de milliers, voire de millions d’exemplaires dès le tournant du XIXe au XXe siècle [14]. Et la logique financière s’impose [15], du fait d’équipements de plus en plus lourds et d’équipes de production de plus en plus nombreuses [16]. Ce qui implique une guerre commerciale entre journaux en quête de lecteurs, entraînant une logique d’ « exclusivités » et une multiplication d’éditions tout au long de la journée [17]. Car il s’agit d’annoncer des « coups », devancer les concurrents et proposer l’information la plus fraîche possible, provoquant une surenchère et des dérapages célèbres, comme quand le parisien La Presse daté du 10 mai 1927 annonce sur sept colonnes à la une l’arrivée des aviateurs français Charles Nungesser et François Coli à New York, où ils ont été accueillis par une foule enthousiaste, alors que leur avion s’est abîmé dans l’Atlantique !…
Le déclin de la presse et la montée des rivaux
La presse était alors un média tout puissant. Mais l’arrivée de la radio dans l’entre-deux-guerres va lui infliger des coups de boutoir, pouvant annoncer l’information plus vite qu’elle, les délais de production de la presse étant inévitablement plus longs. Dans des circonstances exceptionnelles, la radio va même couvrir l’actualité en temps réel : ce fut le cas en Belgique lors des funérailles du roi Albert 1er, le 20 février 1934.
Le déclin de presse en tant que média d’information dominant devient évident fin des années 1940, début des années 1950. Peu à peu, la radio s’impose comme un média d’information performant, suivant l’actualité tout au long de la journée : en 1947, la radio publique belge francophone [18] compte cinq éditions journalières, en 1952 huit, en 1960 quatorze [19]. Et la télévision fait ses premiers pas, devenant le média auquel les citoyens consacrent le plus de temps libre (la lecture presse perdant ainsi du terrain) et, dans les années 1960-70, le média d’information dominant. Parallèlement, radio et télévision vont recueillir de plus en plus de recettes publicitaires au détriment de la presse qui s’affaiblit, alors même que dans les années 1960-70 elle doit se reconvertir technologiquement dans la photocomposition et l’impression en offset, ainsi comme dans la quadrichromie.
Toutefois, pendant un demi-siècle, ce qui n’était plus concevable en termes de presse, l’est resté pour la radio, d’abord, et pour la télévision, ensuite : un contrôle plus au moins étroit de l’État, ce qui revenait à dire, à quelques nuances près, un contrôle du monopole public de l’audiovisuel par les forces politiques dominantes, détentrices du pouvoir dans chaque État. Les années 1970-80 sont cependant marquées par la démonopolisation du secteur audiovisuel [20]. Grâce à la modulation de fréquence, aux réseaux câblés, aux satellites géostationnaires et aux antennes paraboliques, on assiste à une énorme prolifération de stations de radio et de télévision : dans l’importe quel pays européen on peut aujourd’hui capter des dizaines voire des centaines de programme audiovisuels. Ce qui a trois conséquences fort importantes : l’instauration d’un féroce régime de concurrence entre médias, l’adoption de plus en plus fréquente d’une pratique de l’information en temps réel et une énorme fragmentation des investissements publicitaires entre médias chaque jour plus nombreux.
En fait, on a joyeusement confondu prolifération des émetteurs et pluralisme, alors que la multiplication des rédactions et la baisse des recettes publicitaires entraîne un effondrement des moyens humains et financiers dont ils peuvent disposer pour couvrir l’information [21]. Du coup, les médias recourent de plus en plus souvent à des fournisseurs de contenus extérieurs (agences d’informations, de photos, de reportages, d’analyses, de chroniques,…), dont les productions sont évidemment proposées à des nombreux abonnés ou clients ponctuels, provoquant une importante homogénéisation des contenus des médias. Tandis qu’une pratique grandissante de l’information en temps réel entraîne les rédactions dans des dérapages de plus en plus fréquents, faisant oublier régulièrement des principes élémentaires de la pratique journalistique, de sa déontologie et de son éthique.
Quand les récepteurs deviennent émetteurs
Ces tendances s’accentuent encore avec l’arrivée d’internet dans la deuxième moitié des années 1990. La prolifération des médias devient incommensurable. En outre, tout un chacun n’est plus seulement récepteur mais peut aussi devenir émetteur de messages écrits, sonores et/ou visuels. Tandis que l’aire de diffusion dépasse les frontières géographiques habituelles et s’étend désormais sur toute la planète : on peut ainsi avoir accès à des médias du bout du monde auxquels il était absolument impossible d’accéder il y a seulement deux décennies ; mais on peut aussi, au bout du monde, vivre par procuration dans une communauté lointaine dont on est issu ou dont on se sent intellectuellement proche, en ghettoïsant ainsi son propre statut à intérieur de la société où l’on vit.
Toutefois, internet offre aux annonceurs des formes d’interactivité qui facilitent grandement le contact avec les consommateurs. Dès lors, alors même que les annonceurs préfèrent désormais investir dans les hors-« médias classiques », la publicité échappe progressivement à ces derniers (presse, radio et télévision) au profit notamment des médias numériques [22]. À ce détail près que, individuellement, les recettes de ceux-ci sont largement inférieures en valeur à celles des médias classiques.
Ces dernières évolutions ont des conséquences tragiques sur l’information journalistique : beaucoup de quotidiens et d’hebdos en papier cessent de paraître (les français France Soir et La Tribune, le britannique The Independent, l’espagnol Público,…) ; les médias classiques, voyant leurs recettes publicitaires diminuer et leurs ventes fondre à vue d’œil, réduisent fortement leurs équipes de rédaction ; tandis que les nouveaux médias numériques disposent le plus souvent de recettes de la vente de leurs contenus très limitées (les lecteurs s’étant habitués à la gratuité de l’information sur internet), alors même que les recettes de la publicité sont fort maigres.
Autant dire que, un peu partout en Europe, il y a de plus en plus de journalistes dans des situations professionnelles précaires ou bien plus simplement au chômage. Du coup, les médias véhiculent davantage textes, sons et images proposés par des services de communication d’institutions, entreprises et individualités désireuses de les voir véhiculer des sujets qui les mettent en valeur et donnent une image positive d’elles. Une pratique développée à partir des années 1960 et fort répandue de nos jours, rappelant étrangement les contenus paraissant dans les périodiques nés au XVIIe siècle dans l’entourage des souverains…
Parallèlement se développe ce que l’on a pompeusement appelé le « journalisme citoyen ». Autrement dit : tout un chacun peut rendre compte, interpréter et prendre position face à des faits d’actualité. Et beaucoup d’éditeurs accueillent avec bienveillance ce « journalisme citoyen », question de remplir gratuitement des pages de journal, du temps d’antenne et de l’espace des médias en ligne. Mais s’agit-il encore-là de journalisme au sens propre du terme ? À l’évidence, la dose de militantisme, d’humeur et d’égocentrisme y est le plus souvent fort élevée, tandis que les notions de compte rendu factuel et de rigueur en sont bien souvent absentes, quand ce n’est pas la totale absence de compétence sur les sujets sur lesquels les « journalistes citoyens » se prononcent sans retenue qui devient manifeste…
L’accélération d’un processus
Au fond, les inquiétudes que l’on manifeste aujourd’hui au sujet de l’évolution du journalisme ne sont pas particulièrement originales. Insuffisances, dérapages et dérives ont marqué son histoire tout au long des cinq siècles de la presse et plus particulièrement le siècle et demi de la « grande presse ».
Les médias se trouvent à un tournant, comme chaque fois que les supports et les techniques de production ont changé : papier de tissu, caractères en plomb, presse à bras, papier de bois, presse à vapeur, composition mécanique, rotative, télégraphe, téléphone, ondes hertziennes, photocomposition, offset, réseaux câblés, satellites géostationnaires, numérisation des signes, internet… Une suite de tournants qui ont chaque fois accéléré le processus de l’information, de la prise de connaissance d’un fait à sa communication aux citoyens. Une accélération qui conduit, le moment venu, à une pratique de plus en plus large de l’information en temps réel, qui est, par bien des côtés, la négation même du journalisme. Car le métier de journaliste consiste avant tout dans la quête de faits, situations et opinions (suivie d’une rigoureuse vérification des données factuelles avancées), leur sélection et hiérarchisation selon des critères qui font la spécificité du média, leur contextualisation et interprétation, ainsi que l’éventuelle prise de position qu’ils supposent. Et tout cela en conformité avec des principes déontologiques progressivement affinés tout au long de ce dernier siècle et demi, mais aussi avec des principes éthiques qui caractérisent notre vie en société démocratique. Un ensemble de prérequis qui supposent du recul par rapport aux événements et du temps pour mener à bien la suite normale des opérations qu’il convient d’effectuer.
À cet égard, l’accélération du processus de l’information et l’avalanche de nouvelles qu’elle provoque était déjà mis en question en 1628, en Grande-Bretagne, par Robert Burton, professeur à l’Université d’Oxford, qui « deplora el flujo continuo de la noticias, tan rapidamente olvidadas como recibidas » [23].
Pourtant, malgré dérives et dérapages, le journalisme au sens fort du terme survivra. Car les milieux dirigeants de nos sociétés auront toujours besoin d’une information de qualité (en termes de factualité et de valeur ajoutée dans l’interprétation et l’analyse) et seront toujours prêts à payer pour pouvoir y accéder. D’ailleurs, c’était déjà le cas dans l’Antiquité comme au Moyen Âge : pour rendre possible la gestion de leurs domaines, les administrations publiques ont mis en place des réseaux de collecte et de diffusion d’information, les messagers, notamment, y jouant un rôle clé dans la transmission, orale ou écrite, des nouvelles. Mais, en marge des réseaux « officiels », les milieux dirigeants, notamment les milieux économiques, développaient des réseaux « privés », de manière à être en mesure de prendre des décisions pertinentes. Il s’agissait pour ces derniers de savoir quelles marchandise étaient arrivées à tel port ou telle foire ; quel étaient les prix de ces marchandises ; quelle était la situation politique dans tel pays et était-elle favorable aux affaires ; quelle était la situation financière de tel client ; quel était l’état des voies de communication ; quelle étaient les risques des voyages…
Les trois vrais changements
Ce besoin d’information est devenu particulièrement évident « avec l’épanouissement d’une économie monétaire, des foires commerciales et des villes » [24]. Autrement dit : « la mise sur pied de réseaux commerciaux permanents et florissants requiert l’apparition et la circulation d’informations sur les conditions de ce commerce » [25]. Dès lors, « pour faciliter leurs opérations spéculatives, les maisons de banque, italiennes ou allemandes, prirent l’habitude d’envoyer de filiales en filiales des sortes de bulletins relatifs à la situation des marchés, appelés avvisi ou zeytungen » [26]. On retrouve déjà des traces de l’existence de nouvelles manuscrites en Angleterre comme à Venise au XIIIe siècle. Et, « dès le XIVe siècle au moins, les nouvelles étaient devenues une véritable marchandise et des nouvellistes […] organisèrent pour des princes ou des marchands des services réguliers de correspondances manuscrites. Ces nouvelles à la main […] ont laissé des traces dans toute l’Europe. Elles prirent un essor considérable au XVIe siècle » [27] et, malgré la « découverte » de l’imprimerie, ont continué d’exister pendant quelques siècles encore, échappant aisément aux tracas des diverses censures [28]. « La difusión de las noticias manuscritas, copiadas por escribas profesionales, dirigidas a una red de suscriptores o bien vendidas en las tiendas de los libreros londinenses es un negocio rentable en la Inglaterra del siglo XVII » [29].
En revanche, la grande majorité des citoyens sont et seront dans l’avenir livrés à une information gratuite conçue dans une perspective de divertissement, de distraction : la question du coût mise à part, était-ce tellement différent un siècle auparavant ? En outre, cette information gratuite ou à très bon marché sera largement fournie par des entreprises, institutions et hauts dirigeants, l’intervention des médias se limitant le plus souvent à des opérations purement techniques : mais ces documents prêts à publier n’ont-ils pas envahi progressivement les rédactions depuis une cinquantaine d’années ?…
Les médias d’information de qualité ont toujours été, sont et seront probablement chaque fois plus des outils destinés prioritairement aux milieux dirigeants et, au fond, cela n’a pas tellement changé tout au long de l’histoire. Un vrai changement est aujourd’hui la disparition accélérée des « éditeurs purs » (ceux dont l’activité première était les médias et l’information journalistique) en faveur de financiers et industriels peu suspects d’un amour subit pour l’activité éditoriale ou journalistique, un changement qui est évident dans les cas de l’Italie, de la France ou du Portugal. Les médias d’information grand public deviendront-ils de simples organes de communication des activités et intérêts de ces mieux financiers et industriels ?…
Un autre changement qui n’est absolument pas négligeable : la renaissance de l’information avec une sensibilité « progressiste », alors qu’elle a largement disparu des médias classiques à large public. Grâce à la numérisation et à internet, de nouveaux médias d’information « de gauche », voire de « gauche radicale », sont apparus un peu partout en Europe, notamment en Espagne, en France et en Italie. Mais tiendront-ils face aux impératifs économiques d’un média d’information ? La disparition ou perte d’indépendance de médias numériques qui avaient conquis une audience importante (comme celle du français Rue89, par exemple) ont de quoi alimenter un certain scepticisme…
Troisième grand changement : celui qui consiste dans la possibilité que tout un chacun a désormais d’accéder à de sources d’information nombreuses et de chercher ainsi à confronter la qualité de l’information qu’on lui propose. Contrairement à ce qui se passait voici un siècle à peine, nul média ne s’impose plus aujourd’hui aux yeux d’un citoyen comme « bible » fiable, indiscutable, de l’information : le doute et la confrontation des sources ont gagné du terrain. Le journalisme des médias grand public pourra-t-il rester indifférent à une telle évolution comportementale des citoyens ?…
Un nouveau grand tournant de l’histoire des médias d’information s’annonce. Et, comme lors de tout grand tournant, on ignore quelle sera vraiment son issue. Mais tout porte à croire que l’information au sens fort du terme (en termes de factualité, interprétation, analyse et commentaire) restera un outil indispensable aux milieux dirigeants de nos sociétés qui tiendront dès lors, coûte que coûte, à préserver sa pertinence et sa qualité…

Professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles, J.-M. Nobre-Correia y a notamment enseigné la Théorie de l’Information Journalistique, l’Histoire des Médias en Europe et la Socio-économie des Médias en Europe (1970-2011). Parallèlement, il a été professeur invité à l’Université Paris II (1996-2006), professeur visiteur à l’Universidade de Coimbra (1996-2001) et membre du conseil scientifique de l'Europäisches Medieninstitut de Düsseldorf (1995-2004).



[1] Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « La crisis des periodismo : Cierta muerte anunciada », in Telos, Madrid, Fundación Telefónica, n° 66, janvier-mars 2006, pp. 14-21.
[2] Manuel Vázquez Montalbán, Historia y comunicación social, Barcelona, Mondadori, 2000, pp. 79-80.
[3] La technique de l’imprimerie consiste essentiellement dans l’emploi de caractères mobiles en métal, de l’encre grasse et de la presse à bras.
[4] Henri-Jean Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, Paris, Albin Michel, 1996, pp. 216 et 252.
[5] « Dès 1517, le moine Martin Luther avait affiché, aux portes de la chapelle des Augustins de Wittenberg, ses propositions contre les Indulgences. Presque aussitôt, les premières campagnes de presse de caractère moderne, se déchaînaient à travers l’Allemagne, à grand concours d’affiches, de pamphlets et de caricatures » (Henri-Jean Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, p. 240).
[6] Le courrier postal a été mis en place sur tout le territoire espagnol par les Rois catholiques, Fernando d’Aragon et Isabel de Castille, en 1492. V. aussi Asa Briggs et Peter Burke, A Social history of the media, Cambridge, Polity Press, 2007, p. 21.
[7] On considère généralement The Daily Courant, lancé en 1702 à Londres, comme le premier quotidien au monde. Pourtant, on sait aujourd’hui qu’il y a eu avant lui le Norwich Post, en 1701, dans le sud-est de l’Angleterre. En réalité c’est à Leipzig qu’un demi siècle auparavant, en 1650, l’imprimeur et libraire Timotheus Ritzsch lance les Einkommende Zeitungen, qui paraissent six jours sur sept, sur quatre pages de 135 x 170 mm, tiré à 200 exemplaires. Mais le privilège dont dispose Ritzsch arrive à expiration en 1652 et le quotidien cesse de paraître. En obtenant quelques années plus tard un autre privilège, Ritzsch lance le 1er janvier 1660 la Neu-einlauffende Nachricht von Kriegs-und Welt-Händeln, qui paraît six jours sur sept et même, quelque temps plus tard, sept jours sur sept, jusqu’en 1668 (V. à ce sujet Giovanni Gozzini, Storia del giornalismo, sl, Bruno Mondadori, 2000, p. 36 ; Pierre Albert et Ursula E. Koch, Les Médias en Allemagne, Paris, PUF, 2000, p. 7).
[8] Louis Trenard, "La Presse française des origines à 1788", in Claude Bellanger et al. (dir.), Histoire générale de la presse française, tome I, Paris, PUF, 1969, p. 87.
[9] Et en 1543, le pape « Paul III crée le principe de l’ « imprimatur », un visa préalable de la censure ecclésiastique pour toute œuvre imprimée.
[10] Giovanni Gozzini, Storia del giornalismo, p. 13.
[11] Henry Appia et Bernard Cassen, Presse, radio e télévision en Grande-Bretagne, Paris, Armand Colin, 1969, pp. 24 et 34.
[12] Émile de Girardin, Almanach de la France, cité par Claude Vielfaure (dir.), La Publicité de A à Z, Paris, Retz, 1975, p. 219. V. aussi Giovanni Gozzini, Storia del giornalismo, p. 30.
[13] Au Royaume Uni, si le Daily Mirror a une diffusion de 4 567 mille exemplaires en 1950 et de 4 649 mille en 1960, celle de The Times n’est que de 254 mille et de 260 mille respectivement (Colin Seymour-Ure, The British Press and Broadcasting since 1945, Oxford, Blackwell, 1991, pp. 28-29).
[14] Le tirage global des quotidiens parisiens passe de 2 millions d’exemplaires en 1880 à 5,5 millions en 1914 (Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 83). Toujours à Paris, en 1910, Le Petit Parisien avait un tirage de 1,4 million d’exemplaires, Le Petit Journal de 835 mille, Le Journal de 810 mille et Le Matin de 670 mille (Pierre Albert, « La Presse française de 1871 à 1940 » in Claude Bellanger et al. [dir.], Histoire générale de la presse française, tome III, Paris, PUF, 1972, p. 296).
[15] La presse devient un secteur où l’on investit, en espérant devenir riche (V. à ce propos José Tengarrinha, Nova história da imprensa portuguesa, Lisbonne, Temas e Debates, 2013, p. 319. En France, par exemple, plusieurs hommes d’affaires, voire des banquiers, ont décidé d’investir dans la presse au XIXe siècle. On retrouvera cette situation au XXe siècle non seulement avec la presse mais aussi avec la radio et la télévision, en France (Jean Prouvost, Marcel Dassault, Jean-Luc Lagardère, Francis Bouygues, Vincent Bolloré,…) comme en Italie (Giovanni Agnelli, Adriano Olivetti, Carlo De Benedetti, Silvio Berlusconi,…), par exemple.
[16] En 1914, le quotidien parisien « Le Matin avait 150 rédacteurs, 550 employés, 200 ouvriers ; Le Petit Parisien, 75 rédacteurs seulement, mais 450 correspondants en province, 400 employés et 370 ouvriers » (Pierre Albert, « La Presse française de 1871 à 1940 », p. 297)
[17] Fin des années 1960, le bruxellois Le Soir publiait encore sept éditions tout au long de la journée…
[18] Elle s’appelle alors INR (Institut National Belge de Radiodiffusion), deviendra RTB (Radio-Télévision Belge) en 1960 et RTBF (Radio-Télévision Belge de la Communauté française) en 1977.
[19] J.-M. Nobre-Correia, Histoire des médias en Europe, volume 2, Bruxelles, PUB, 2010, p. 247.
[20] Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, radio et télévision vivaient en Europe en régime de monopole public ou du moins de monopole public pour chacune des communautés linguistiques d’un État. Curieusement, seuls les régimes autoritaires du Portugal et de l’Espagne reconnaissaient l’existence de stations publiques et de stations privées en radio. Alors que la France, en plus de la radio publique, tolérait l’existence de quatre « radios périphériques » privées émettant depuis la périphérie du territoire français : RTL (Luxembourg), RMC (Monaco), Europe 1 (Sarre) et Sud Radio (Andorre)…
[21] Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « L’aube d’un nouveau monde », in Politique, Bruxelles, n° 91, septembre-octobre 2015, pp. 16-18.
[22] Une étude récente du cabinet d’études IHS affirmait qu’ « en 2015, la publicité en ligne en Europe est devenue le premier média en termes de revenus publicitaires, devançant pour la première fois la télévision » (Sarah Belouezzane, « La pub en ligne dans le viseur du gendarme de la concurrence », in Le Monde, Paris, 25 mai 2016, p. 8 du cahier « Éco & Entreprise »).
[23] Roger Chartier, « Introducción », in Roger Chartier y Carmen Espejo (dir.), La aparición del periodismo en Europa, Madrid, Marcial Pons, 2012, p. 22.
[24] Giovanni Gozzini, Storia del giornalismo, p. 4.
[25] Nicolas Will, Essai sur la presse et le capital, Paris, UGE, 1976, p. 14.
[26] Louis Trenard, "La Presse française des origines à 1788", in Claude Bellanger et al. (dir.), Histoire générale de la presse française, tome I, Paris, PUF, 1969, p. 28.
[27] Pierre Albert, Histoire de la presse, 8e éd, Paris, PUF, 1996, p. 7. V. aussi Manuel Vázquez Montalbán, Historia y comunicación social, pp. 54-55.
[28] Manuel Vázquez Montalbán, Historia y comunicación social, p. 55.
[29] Roger Chartier, « Introducción », p. 24.



Texto publicado na revista Telos, Madrid, n° 105, outubro 2016-janeiro 2017, pp. 13-22.

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