Après quarante ans, le grand tournant
J.-M. Nobre-Correia
Face à une droite radicalisée et peu respectueuse de
l’État de droit, les différentes composantes de la gauche portugaise décident
faire front. Pour empêcher un retour à une société rappelant un peu trop l’ancien
régime…
Il fut un temps où l’actualité portugaise faisait
la une des médias européens [1].
Quarante ans plus trad, le Portugal est tombé dans l’oubli. Pourtant, sans
vouloir faire de ce pays l’épicentre d’une mutation politique en Europe, son
histoire récente fait clairement écho à des évolutions du continent, tout en
les grossissant.
On pourrait peut-être situer le début de
l’histoire à la fin des gouvernements socialistes de José Sócrates (2005-09,
majoritaire, et 2009-11, minoritaire). Des investissements publics lourds dans
une conjoncture financière et économique internationale qui se dégrade, mettent
le Portugal au bord de la banqueroute. En l’espace de six mois, le gouvernement
élabore trois Pactes de Stabilité et Croissance (PEC) de nature à résorber la
dette publique. Mais cela ne suffit pas.
Un nouveau PEC IV est élaboré avec les
autorités de l’Union européenne, Angela Merkel elle-même donnant son
assentiment à ce plan. Mais, en mars 2011, au parlement (Assembleia da
República), BE (Bloc de Gauche), PCP (Parti communiste portugais) et PEV (Parti
écologiste les Verts) le rejettent. Et la droite PSD (Parti social-démocrate)
et CDS (Centre démocratique social), qui vote aussi contre, estime son heure
arrivée. Sócrates présente donc la démission du gouvernement. Et les élections
législatives du 5 juin 2011 marquent la victoire du PSD (38,66 % des votes) et
la déroute du PS (28,05 %). Alors même que BE (5,17 %) et PCP-PEV (7,09 %)
s’empressent de déclarer que jamais ils ne négocieront avec le PS, le PSD se
tourne vers sont allié habituel, le CDS (11,71 %).
Une
politique néo-libérale et néo-conservatrice
Une fois au pouvoir, la droite renie avec une
incroyable désinvolture ses engagements électoraux et met en pratique une politique
néo-libérale et néo-conservatrice outrancière. Depuis le retour de la
démocratie en avril 1974, jamais on n’a connu un tel recul en matière de
justice sociale. La « troïka » composée par la Commission européenne,
la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international impose des exigences
très dures pour accorder un prêt de 78 milliards d’euros au Portugal. Mais le
gouvernement de Pedro Passos Coelho se vantera maintes fois d’avoir poussé
encore plus loin ces exigences…
Désormais, les partis d’oppositions sont ignorés,
tout comme les organisations sociales. Toutes les grandes entreprises publiques
(énergie, gaz, pétrole, assurance, cimenterie, télécoms, poste, transports, aéroports,…)
sont privatisées, à l’exception de la banque Caixa Geral de Depósitos, le rôle
de l’État dans l’économie étant désormais quasi inexistant. L’enseignement et
les hôpitaux privés sont privilégiés, subventionnés au détriment des publics aux
budgets raccourcis. Des centaines d’écoles primaires et dizaines de tribunaux
locaux sont supprimés. Les salaires du secteur public sont rabotés, les indemnités
de licenciement réduites, la durée du temps de travail dans le secteur privé allongée,
les pensions de retraite lourdement rognées, les prix des transports publics
augmentés, les taux de TVA accrus,…
Quelquefois la sévérité des décisions
gouvernementales n’aboutit que parce que le Tribunal constitutionnel les estime
illégales. Ce qui n’empêche pas le gouvernement de proposer à répétition des
projets de loi manifestement inconstitutionnels, la droite déclenchant alors des
campagnes virulentes contre ce Tribunal constitutionnel. Sans que le président
de la République, indifférent, n’y voie que du feu.
Issu du PSD, le président Aníbal Cavaco Silva
est un personnage dépourvu de stature d’homme d’État, de consistance culturelle
et de subtilité politique. Mais il est le plus fort soutien d’un gouvernement qui
appauvrit les classes moyenne et populaire, provoque des faillites en série de
petites et moyennes entreprises, accroit le chômage (12,4 %), suscite une
émigration de presque un demi-million de personnes surtout jeunes et diplômées
(Passos Coelho invite même les jeunes à émigrer !), dépossède des
logements les propriétaires en défaut partiel de payement à la banque. Et à
cela vient s’ajouter l’écroulement frauduleux de la plus grande banque privée,
le Banco Espírito Santo [2].
Des
victoires annoncées aux échecs flagrants
L’opposition au gouvernement croit tout long de
la législature, tournant souvent au ressentiment. Aussi, tous les sondages montrent
la percée du PS, malgré son attitude conciliatrice à l’égard du gouvernement.
Jusqu’au moment où le parti est amené à convoquer des élections internes :
le secrétaire général d’alors échouera face au bourgmestre de Lisbonne, António
Costa, en novembre 2014. Mais quelques jours plus tard éclate une pénible
affaire : l’arrestation préventive (pendant presque onze mois) de José
Sócrates, ancien secrétaire général du PS et Premier ministre, soupçonné
de fraude fiscale, de blanchissement de capitaux et de corruption. Pourtant,
après plus d’un an, le ministère public n’a toujours pas formulé la moindre
accusation à son égard ! Alors que, avant comme après son arrestation, des
journaux de droite ont distillé en rafale de graves accusations basées sur des investigations
…en principe couvertes par le secret de instruction !
Lentement, l’opinion favorable au PS perd du
terrain. Et durant l’été, certains sondages placent même la coalition PSD-CDS
devant le PS. Costa mène une campagne trop tournée vers les classes moyennes et
le centre, là où PS et PSD se disputent traditionnellement la majorité. À ces
deux grands bémols près : les classes moyennes se sont paupérisées et le
sentiment de haine à l’égard du gouvernement de droite radicalise l’électorat.
Les résultats des élections du 4 octobre sont
fort décevants pour le PS qui n’atteint 32,38 % des voix et 86 des sièges
au parlement (sur 230). La coalition PSD-CDS n’obtient que 38,50 % et 107, en
nette perte para rapport aux élections de 2011. Tandis que le BE obtient 10,22
% et 19 sièges, la coalition PCP-PEV 8,27 % et 17, en progrès tous les deux. Et
le nouveau parti Personnes Animaux Nature obtient 1,39 % et 1 siège.
La droite ne dispose plus de majorité. Mais le
PS non plus. Pendant la campagne électorale, Costa affirme deux choses passées
inaperçues : le PS ne votera pas un budget d’État de la droite ; il
faut sortir de la notion d’ « arc de gouvernance » (désignant
des coalitions limitées aux seuls PS, PSD et CDS). Dans sa communication à la
veille des élections, le président de la République a pourtant exclu clairement
(sans les nommer) une quelconque participation du BE ou du PCP au gouvernement,
manifestant une fois de plus sa préférence pour un « centrão »
réunissant PSD et PS.
Costa sait pourtant que le PS ne peut pas devenir
la béquille du PSD. Que cela aurait de grandes chances de promettre à son parti
un avenir semblable à celui du PASOK grec. Et puisque le PS ne peut pas
gouverner seul, pourquoi ne pas se tourner du côté des formations à sa gauche ?
D’autant plus que, chose tout à fait inhabituelle, le BE, par la bouche de sa
coordinatrice, Catarina Martins, lors d’un face-à-face avec Costa, vers la fin
de la campagne électorale, a énoncé trois conditions pour négocier avec le PS…
Et chose plus surprenante encore, au début de la soirée électorale, une fois
connus les premiers résultats, le secrétaire général du PCP, Jerónimo de Sousa,
déclara clairement que le PS se trouvait en situation de former le gouvernement,
à moins qu’il ne le veuille pas !
La
gauche en négociations, la droite en fureur
Or, PS et formations à sa gauche disposaient de
la majorité absolue au parlement en 1976, 1983, 1995, 1999 et 2009. Mais jamais
n’ont eu lieu des négociations. Cette fois-ci, l’ensemble de la gauche (PS, BE,
PCP et PEV) comprend que tolérer un gouvernement minoritaire de droite, ce
serait donner le feu vert à une politique encore plus agressive marquée par le
sceau de l’injustice sociale. Que le rêve de la droite d’un retour aux
structures socioéconomiques et socioculturelles de l’ancien régime pourrait se
concrétiser.
Les négociations du PS avec les partis à sa
gauche ont déclenché une campagne de propagande d’une agressivité sans égal dans les annales
du Portugal démocratique. Insultes et insinuations deviennent pratique courante
dans le chef des partis de droite. Le danger communiste, l’abolition de la
propriété privée et la perte des libertés, mais aussi
l’ « illégitimité » d’un gouvernement PS ou le
« golpisme » de Costa, sont devenus des thèmes fidèlement reproduits
par les grands médias largement détenus par la droite !
Le président de la République s’y met aussi. Il
s’abstient dans un premier temps de consulter les partis politiques (comme l’impose
pourtant la Constitution), se limitant à s’entretenir avec le Premier ministre
sortant. Dans une nouvelle communication, il attaque, sans les nommer, les
partis à la gauche du PS. Cette fois-ci pourtant, plusieurs
constitutionnalistes, éditorialistes et politiques de droite ont critiqué la
position du président. Il charge néanmoins le Premier ministre sortant de
former gouvernement ! Renforçant ainsi le front commun de la gauche, alors
que Passos Coelho propose une réforme exceptionnelle de la Constitution, de
manière à surmonter l’interdiction de dissolution du parlement dans les premiers
six mois de son élection…
En attendant plusieurs rencontres bilatérales
ont lieu entre le PS et chacune des autres formations de la gauche. Toutefois,
elles ne se retrouvent jamais ensemble, trois accords distincts étant signés
par le PS avec chacun des autres partis qui, par ailleurs, refusent d’entrer au
gouvernement. Autant dire que la solidité ne sera pas la caractéristique
principale du nouveau gouvernement…
Le président ne perd pourtant pas l’espoir que
quelques parlementaires de la droite du PS votent la confiance : il les y
a clairement invité. Peine perdue : toute la gauche comme un seul homme,
s’y ajoutant l’élu du PAN, rejette le second gouvernement de Passos Coelho. Le
président envisage alors de laisser celui-ci en affaires courantes ou de désigner
un gouvernement de techniciens. Mais les réactions négatives, y compris des
milieux d’affaires, le contraignent à demander à Costa, le 24 novembre, de
former un nouveau gouvernement. Mais lors de prestation de serment, le
président fait encore une fois un discours d’opposition à la nouvelle équipe.
Reconnu comme étant formé par des gens de
qualité, militants ou proches du PS, ce gouvernement affixe quelques
originalités : outre un Premier ministre aux origines paternelles de Goa
(territoire de l’ancien « État portugais de l’Inde », aujourd’hui
partie de l’Union indienne), une ministre de la Justice noire d’origine
angolaise, un secrétaire d’État gitan et une secrétaire d’État aveugle de
naissance. Des nouveautés absolues dans un pays où les descendants de l’empire
sont peu présents dans les sphères dirigeantes et où les minorités le sont encore
moins. Et dès l’entrée en fonctions, le nouveau parlement supprime la taxe
adoptée par la droite et imposée aux femmes souhaitant procéder à une IVG, et
approuve l’adoption homoparentale.
Un
avenir problématique et quelques certitudes
Toutefois, l’avenir du gouvernement Costa sera
problématique. Les accords avec les autres partis de gauche sont fragiles et la
droite refuse tout appui au gouvernement quelle que soit la circonstance. Alors
que la situation reste extrêmement difficile : la dette publique est passée
de 164 348 millions d’euros lors de la chute du gouvernement Sócrates à 224 155
millions au 31 mai 2015. Il ne reste pas moins que, quarante ans après le retour
de la démocratie, un tournant semble marquer l’histoire contemporaine du pays.
Les partis à gauche du PS ne seront plus exclus d’office de la vie
gouvernementale. « Le mur de Berlin » entre le PS et le PCP, et entre
ceux-ci et la gauche radicale représentée par le BE, est tombé : le
dialogue et la coopération deviennent possibles…
Le Portugal d’aujourd’hui se caractérise par un
mépris de plus en plus arrogant de la droite pour les règles les plus
élémentaires de la démocratie représentative, une paupérisation massive des
clases moyennes et des milieux populaires, et, parallèlement, un enrichissement
ostentatoire des possédants. Et, par ailleurs, après bien des contretemps
ailleurs en Europe, par une prise de conscience de la gauche, dans sa
pluralité, de que « socialisme réel » est bel et bien mort. Que les
structures et le fonctionnement de nos sociétés ne peuvent plus être
interprétés selon des analyses du XIXe siècle voire de la première moitié du
XXe. Et que, face à l’avalanche d’une droite revancharde, il faudra bien que
ceux qui se revendiquent du progrès et de la justice sociale sachent faire
front…
[1] Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « Ce lointain parfum
d’œillets… », in Politique,
Bruxelles, n° 85, mai-juin 2014, pp. 18-19.
[2] Le Banco Espírito Santo n’est la banque du Saint Esprit ( ! ),
mais bien une banque avec le nom d’une famille dont le patronyme est Espírito
Santo…
Texte paru dans Politique revue de débats, Bruxelles, n° 93, janvier-février 2016, pp. 12-15.