Ce lointain parfum d'œillets...
J.-M. Nobre-Correia
Voici 40 ans, des militaires renversaient la vieille
dictature salazariste. Et le Portugal devenait une fête pour l’extrême gauche,
la gauche radicale et une partie de la gauche européennes. Qu’en reste-t-il ?…
Au matin du 16 mars 1974, les médias découvraient qu’à l’autre bout de l’Europe une tentative de soulèvement militaire avait échouée. Mais pouvait-on concevoir un soulèvement militaire dans une Europe « développée », « démocratique », bref : « civilisée » ? Sauf qu’à l’autre bout de l’Europe, le Portugal vivait en dictature depuis 48 ans, sous une chape de plomb sinistrement dure. Sans que les bonnes démocraties occidentales s’en émeuvent…
Cette dictature se trouvait d’ailleurs en
guerre depuis 1961 : en Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique. Son
budget d’État lui était majoritairement consacré. Des ouvriers émigraient en
masse vers l’Europe, surtout vers la France, mais aussi vers l’Allemagne. Des
jeunes désertaient un service militaire de quatre ans largement presté dans les
colonies. Les militaires de carrière en avaient assez des
« mobilisations » à répétition qui rendaient pénible, voire impossible,
toute vie familiale. Pour ne pas parler d’un nombre de victimes de guerre de
plus en plus élevé.
Le
coup devient mouvement
Les milieux plus informés savaient que cette
tentative de soulèvement constituait la preuve que le régime salazariste [1]
était vermoulu. Il fallait dès lors s’attendre à d’autres mouvements du même
genre. Ce qui est bien arrivé à l’aube du jeudi 25 avril : un soulèvement
militaire renversait le régime en place sans que celui-ci ait pratiquement
opposé résistance.
Toutefois, ce qui relevait du coup militaire
a suscité immédiatement une incroyable adhésion populaire, joyeuse et
revendicative. Quelques jours plus tard, dès le 1er mai en tout cas, il était
évident qu’un large mouvement social avait éclos, spontané et nullement
encadré. Comment pouvait-il d’ailleurs l’être, quand seul le Parti Communiste
Portugais avait survécu dans la clandestinité et en gardaient les stigmates ?
Que l’extrême gauche était incroyablement groupusculaire. Que le Parti
Socialiste avait juste été constitué l’année précédente en Allemagne fédérale et
n’existait pas socialement. Que les partis situés à droite étaient tout
simplement inexistants sur le terrain. Et que les organisations syndicales
étaient tout au plus embryonnaires, l’État corporatisme salazariste ne tolérant
que les « syndicats » officiels.
Ce quasi-désert de structures d’encadrement a
posé un problème d’autant plus grave que les sous-officiers à l’origine du coup
n’avaient, à de très rares exceptions, aucune formation politique. Ce qui ne
les a pas empêché d’être de plus en plus tentés par l’action politique,
revendiquant rapidement un statut d’acteurs incontournables, sans l’accord
desquels rien n’était possible.
Le Portugal a dès lors navigué pendant
dix-neuf mois dans un incroyable climat d’incertitudes au sujet du lendemain.
Les groupuscules d’extrême gauche jouaient aux boutefeux permanents dans des
initiatives poético-foireuses. Les communistes, avec leurs réflexes de
clandestinité et, donc, de méfiance, cherchaient à se rendre plutôt discrets et
légalistes, collant (stratégiquement ou bien malgré eux, c’est selon) aux
militaires favorables à une emprise de l’État sur la vie économique et social.
Les socialistes, fortement encadrés (politiquement et financièrement) par la
social-démocratie allemande et l’ambassade des États-Unis [2],
ont développé un discours de bons démocrates libéraux et anticommunistes
virulents. Tandis que la droite, tapie dans sa quasi inexistence sociale, cherchait
à entraîner des nostalgiques de l’ancien régime dans des initiatives
putschistes (le 28 septembre 1974 et le 11 mars 1975). Des initiatives qui ont
échoué et radicalisé les militaires à l’origine du soulèvement du 25 avril
1974. Ce qui a conduit à des nationalisations à une échelle démesurée qui ont
largement bousculé une vie économie déjà fort diaphane.
Les
deux coups d’arrêt
Parallèlement à ces développements (disons)
institutionnels, un énorme mouvement de masses, souvent très innovateur sur les
plans social et culturel, s’est mis en branle, très spontané et aux allures souvent
autogestionnaires. L’augmentation générale des salaires les plus bas était
d’ailleurs de nature à laisser croire que cette vague de revendications et
d’affirmation sociale ne pouvaient que laisser prévoir des lendemains
prometteurs.
Un premier coup d’arrêt à de telles
perspectives a été donné par les élections constitutionnelles du 25 avril 1975.
Le PS s’y est affirmé comme premier parti, trois fois plus voté que le PCP. Les
deux formations de droite (PSD et CDS) ont réuni ensemble presque autant de
voix que le PS. Tandis qu’aucun parti de gauche radicale ou d’extrême gauche
n’a dépassé le 1 % des voix.
Les courants gonçalviste et oteliste [3]
des forces armées ont cependant décidé in
petto de ne pas accepter les rapports de force établis par les électeurs.
Et ce fut le début d’un engrenage où la confrontation militaire (d’aucuns
diront : la guerre civile) a été évitée de justesse. Le 25 novembre 1975,
le courant légaliste et réformiste de l’armée [4]
a mis fin aux visées putschistes de l’aile gauchisante. La « révolution
des œillets » était terminée et le Portugal entrait dans la légalité
démocratique d’une société libérale.
De cette « révolution des
œillets », les médias européens ont très rarement su proposer à leurs
publics une vision dynamique insérée dans l’histoire, la géographie et la
culture d’un pays dont la fondation et les frontières sont les plus anciennes
de l’Europe [5].
Ignorant le plus souvent les données les plus élémentaires de la société
portugaise, des journalistes y ont débarqué avec leurs visières
d’ « Européens civilisés », prenant pour du folklore d’une
peuplade attardée ce qui relevait d’une vraie révolution sociale. Une
révolution qui a entrainé des mutations sociales et économiques largement
irréversibles (même 40 ans plus tard, quand, comme à l’heure actuelle, les
pratiques d’un gouvernent néo-libéral radical dépassent toute convenance
démocratique).
En ces années-là de révolution, le Portugal était
devenu la contrée de villégiature de tout ce qu’Europe comptait de gauchistes
donneurs de leçons, en quête de leurs propres « lendemains qui
chante(raie]nt », quitte à rendre la consolidation de la démocratie
sociale problématique. De partout, la gauche de la gauche, voire même la gauche
bien assise (autrement dit : tous les déçus de Varsovie et de Prague),
cherchaient au Portugal le vertige enivrant de celle qui fut le dernier espoir
d’une révolution socialiste démocratique dans l’Europe du XXe siècle.
Bref : Lisbonne était devenu le salon où il fallait absolument parader !
Des
conquêtes à l’ « austérité »
40 ans après le 25 Avril, les Portugais en
sont revenu de leurs illusions, notamment de celles que l’Union européen a
fomenté lors de l’adhésion en 1986, qui a détruit son agriculture et ses
industries. Il leur arrive même de penser que la grande joie de la révolution
annonçait déjà la grande amertume d’aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que le
Portugal d’aujourd’hui n’est en rien comparable à celui de l’époque où la
démocratie parlementaire commença à éclore.
L’indépendance a rapidement été accordée à
toutes les colonies, celles-ci gardant des relations particulièrement cordiales
avec l’ancienne métropole, avec ce pays « qui a donné de nouveaux mondes
au monde » (comme écrivait le poète Luís de Camões [6]
au XVI siècle). Les infrastructure sociales, culturelles et médicales ont été
fortement développées, le pays se dotant d’un vaste réseau d’écoles de tous
niveaux académiques, de nombreux centres médico-hospitaliers (et d’un service
national de santé enviable), d’un vaste arsenal de nouvelles technologies que de
très nombreux Européens lui jalousent… Mais ces réalités de la vie quotidienne
n’intéressent pas des médias étrangers qui privilégient l’événementiel, les
sensations fortes. Comme elles n’intéressent plus les anciens amateurs de
villégiatures sur la façade la plus occidentale de l’Atlantique : le
Portugal n’est plus une fête !...
Il l’est d’autant mois que, à gauche, le PS
reste marqué par l’anticommunisme et le PCP par l’antisocialisme, le PCP étant
écarté du pouvoir et les gouvernements du PS souvent minoritaires. Ce qui
permet à la droite toujours unie (PSD-CDS) de gouverner à sa guise. Pratiquant
à l’heure actuelle, et depuis trois ans, une politique
d’ « austérité » et de démantèlement des acquis sociaux qui donne
naissance à de larges poches de misère et provoque une nouvelle émigration
massive. Mais cette fois-ci ce sont de jeunes, parfois bardés de diplômes, qui
quittent le pays pour chercher du travail et se mettre au service de contrées
qui ne les ont pourtant pas formés…
[1]
La dictature issue du coup militaire du 28 mai 1926 a comme personnage-clé
António de Oliveira Salazar (1889-1970).
[2]
Agent de la CIA, Frank Carlucci est ambassadeur au Portugal de décembre 1974 à
février 1978, et ensuite directeur adjoint de la CIA. Il s’oppose au secrétaire
d’État Henry Kissinguer qui considère Mário Soares comme le futur Kerensky portugais
et appuie la stratégie du secrétaire général du PS.
[3]
Proches du premier ministre, général Vasco Gonçalves (1922-2005), et du général
Otelo Saraiva de Carvalho, respectivement.
[4]
Dont le théoricien était le major Ernesto Melo Antunes (1933-1999) qui adhèrera
au PS en 1981.
[5]
Selon divers historiens, la fondation du Portugal date de 1096.