L'avenir ne fait que commencer…
J.-M. Nobre-Correia
On avait l’impression que la gauche portugaise avait
retrouvé le chemin de l’union au lendemain des élections législatives. Trois
mois plus tard, les élections présidentielles laissent pourtant un gros
sentiment d’incertitude…
On la soupçonnait [1]. Mais la
fragilité des accords entre partis de gauche est devenue évidente lors des
élections présidentielles du 24 janvier. Poussant plus loin son absence de
programme, s’effaçant derrière son candidat unique (…qui dès lors prétendait se
situer « à gauche de la droite » !), la droite s’est imposée,
Marcelo Rebelo de Sousa ayant recueilli 52,00 % des votes au premier tour.
Alors que la gauche y a présenté au moins quatre candidats, le mieux placé n’ayant
recueilli que 22,89 % des voix…
Mais pourquoi cette fragmentation, alors que, dès octobre, les
quatre formations de gauche s’étaient mises d’accord pour gouverner ? La
question se pose d’autant plus que, dans les coulisses, un accord tenu secret
avait misé sur l’ancien recteur de l’Université de Lisbonne, António Sampaio da
Nóvoa, dont la candidature fut annoncée dès avril. Mais, avant les
présidentielles il y avait les législatives du 4 octobre : il ne fallait donc
pas annoncer des accords de nature à effrayer les électeurs du centre.
Un accord secret qui a déraillé
Fruit des guéguerres internes, une candidate a pourtant été poussée
en avant par le courant opposé à l’actuel secrétaire général du Parti
socialiste et aux accords avec les formations politiques à gauche de celui-ci.
Maria de Belém Roseira annonce sa candidature en août. Et, à partir de là, tout
a déraillé… Voilà donc le Parti communiste (PCP) qui avance son candidat quatre
jours après les législatives. Et voilà le Bloc de gauche (BE) qui annonce également
sa candidate un mois plus tard. Puisqu’il n’avait pas pu tenir ses troupes, le
PS ne s’est pas investi officiellement dans la campagne, tout en proposant vers
la fin que l’on vote pour Sampaio da Nóvoa ou Roseira. Tandis que PCP et BE décidaient
de mesurer leurs forces sur le terrain électoral.
Sampaio da Nóvoa n’était affilié à aucun parti, alors que les trois
autres candidats avaient occupé ou occupaient toujours des responsabilités au
sein de leurs formations, traduisant bien les spécificités de celles-ci.
Ancienne ministre et ancienne présidente du PS, Roseira avait joyeusement
occupé des fonctions de présidente de la commission parlementaire de la santé
et, parallèlement, été conseillère d’un grand groupe d’hôpitaux privés. Membre
du comité central du PCP, Edgar Silva a longtemps été prêtre catholique, développant
alors une importante action sociale à Madère, son île d’origine. Membre de la
commission politique du BE, Marisa Matias est une jeune sociologue de 39 ans,
eurodéputée depuis 2009.
Les résultats des élections sont particulièrement édifiants de
l’état de la gauche portugaise. Roseira, mise devant ses contradictions, a dû
se contenter d’un effrayant 4,24 %. Silva n’a guère fait mieux et est resté à
3,95 %. Seule Matias a pu tirer son épingle du jeu avec 10,13 % des voix. Des
résultats qui n’ont pas permis de mettre en échec le candidat de la droite, Rebelo
de Sousa.
Celui-ci jouissait, il est vrai, d’une énorme notoriété : fils
d’un ancien ministre salazariste, filleul in
petto et intime de l’ancien premier ministre Marcelo Caetano, professeur
universitaire, président du Parti social-démocrate [2] en
1996-99, il a tout particulièrement soigné ses relations avec les médias et les
journalistes [3].
Distribuant à profusion vrais ou faux « scoops » à ces derniers,
assumant des rubriques bric-à-brac à dominante politique dans des journaux et
des radios et, surtout, assumant une émission dominicale d’une heure en
télévision pendant quinze années. Émission où il parlait de tout et de rien à
propos de l’actualité de la semaine avec un journaliste-faire valoir, sans
contradicteur, faisant de lui l’ « invité » du dîner en famille.
Aussi, tout le monde au Portugal connaît « le professeur Marcelo » !
Écarter la politique et miser sur les affects
Du fait de cette notoriété, Rebelo de Sousa a pu se passer de
meetings, de défilés et même d’affiches électorales. Il a organisé une campagne
totalement dépourvue de programme politique, se limitant à visiter les endroits
les plus insolites, pâtisseries, salons de coiffures et même agence funéraire,
mais aussi associations et maisons de retraite les plus diverses. Misant tout
sur des gestes de proximité, complicité et affection, soigneusement couverts
par les médias, donnant de lui l’image d’un homme « comme vous et
moi », simple, gentil, chaleureux, humain !
Il n’empêche que le taux d’abstention a été énorme (51,16 %), traduisant
un désenchantement à l’égard de la politique et des politiques. D’autres
conclusions peuvent toutefois tirées des résultats. D’abord, les candidats
purement populistes ou ignorés par les partis ont eu des résultats misérables se
situant entre 0,23 et 3,28 %. Ensuite, et contrairement à une idée établie,
l’électorat du PCP a changé et n’est plus « captif » comme autrefois.
Certes, il reste un socle d’inconditionnels, plutôt âgés et peu instruits,
habitant surtout en Alentejo (province du sud du pays qui, sous l’ancien régime,
fut un champ de luttes régulières des ouvriers agricoles). Et, malgré
l’implantation du PCP dans les mouvements de jeunesse et de femmes, ainsi que
dans les syndicats, fruit d’une structure qui a résisté à l’ancien régime dans
la clandestinité, son audience semble bien avoir tendance à s’éroder.
Avec trois jeunes femmes plutôt brillantes comme figures de proue,
le BE est parvenu à conquérir un électorat séduit par des options clairement de
gauche, mais aussi un électorat féminin qui estime qu’il est plus que temps
d’avoir une présidente de la République [4]. Le
succès de Matias (10,13 %) traduit probablement aussi une approbation à l’appui
critique du BE au gouvernement du PS (alors que les tergiversations du PCP
suscitent des inquiétudes). Pourtant l’insertion du BE dans la société par le
biais d’associations de jeunes, de femmes et de travailleurs reste à faire. Et
son électorat d’aujourd’hui pourrait bien s’avérer fort volatile lors de
futures élections.
La vraie nature remonte à la surface
L’échec cuisant de la candidate de la droite du PS et l’absence d’un
candidat officiel mettent en évidence la nature composite et bigarrée du parti [5]. Issu
d’un club de notables né en 1973 en Allemagne fédérale et sans aucune
implantation sociale au moment où la Révolution des œillets a été déclenchée, s’y
sont retrouvées des personnalités en vue de l’opposition à l’ancien régime.
Appuyé initialement par le SPD allemand et par l’ambassade des États-Unis, le
PS ressemble fort à une machine vouée prioritairement à l’occupation de places
non seulement dans l’administration publique mais aussi dans nombre de grandes
entreprises privées.
Peu préoccupé de considérations politiques au sens fort du terme, le
PS a durant 40 ans fait des formations de droite ses alliés naturels, en
dressant un « mur » entre lui et les partis situés à sa gauche. Les
options sociales-libérales y sont largement dominantes. Et son l’implantation
sociale est plutôt fort légère, les organisations de femmes et surtout de
jeunes constituant avant tout des antichambres de cabinets ministériels et de futurs
mandats politiques.
Ce fut surtout sa situation de minoritaire au sein de l’Assemblée de
la République qui a obligé le PS à négocier des accords parlementaires avec le
BE, le PCP et le PEV (Parti écologiste les Verts). De la durée de vie de
l’actuel gouvernement, de ses réussites et de ses échecs dépendra pour une
large part l’avenir de la gauche portugaise. Et tout porte à croire que, lors
des prochaines élections législatives on assisterait à une recomposition de son
architecture…
Le PS parviendra-t-il à se maintenir seul au gouvernement, sans que
les autres composantes de la majorité parlementaire ne viennent lui prêter
main-forte ? En sortira-t-il « pasokisé » ou élargira-t-il son
audience au détriment du BE ? Ce BE deviendra-t-il la nouvelle force centrale
de la gauche ou ne sera-t-il qu’un feu de paille d’une conjoncture
singulière ? Et le PCP : s’« eurocommunisera »-t-il, au
risque de disparaître peu à peu, ou se renfermera-t-il dans la fidélité à de grands
principes d’autrefois ? Des interrogations où l’européisme des uns (PS),
le besoin de repenser l’Union européenne des autres (BE) et l’hostilité de
troisièmes (PCP) jouera probablement un rôle non négligeable…
[1] Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « Portugal : après
quarante ans, le grand tournant », in Politique,
Bruxelles, n° 93, janvier-février 2016, pp. 12-15. Mais aussi J.-M.
Nobre-Correia, « Portugal : des ententes aux lendemains incertains »,
sur le site de Politique, Bruxelles,
28 décembre 2015.
[2] Contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire, le PSD fait
partir du Parti Populaire européen et est en fait un parti libéral de droite.
[3] Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « Um Berlusconi mais
performante », in Público,
Lisbonne, 21 janvier 2016, p. 47.
[4] Depuis le retour de la démocratie en 1974, le Portugal a cependant eu
une première ministre, Maria de Lourdes Pintasilgo, des femmes « ministres
d’État » (sorte de vice-ministres) ou à la tête de « ministères régaliens »,
tels ceux des Affaires étrangères, de l’Intérieur, de la Justice ou des
Finances, par exemple.
[5] Lors des élections présidentielles de 1986 et 2006, le PS a compté chaque
fois deux candidats issus de ses rangs.

Texte paru dans Politique revue de débats, Bruxelles, n° 94, mars-avril 2016, pp. 63-64.