Portugal : le "modèle". Quel modèle ?

La droite comme l’extrême gauche annonçaient l’expérience de majorité parlementaire de gauche comme condamnée d’avance. Quatre ans après, en fin de législature, le bilan est largement satisfaisant et annonce peut-être même un avenir prometteur…

Soudain, après avoir ignoré « l’expérience portugaise » [1], l’Europe, de Madrid à Bruxelles en tout cas, se met à évoquer « le modèle portugais ». Mais est-ce qu’il s’agit vraiment d’un « modèle » ? Et en quoi consiste-t-il ?
La première chose qu’il faut savoir c’est que le « modèle portugais » n’a vraiment pas été le fruit d’une élaboration stratégique préalable. Ce fut plutôt la conséquence de deux événements malheureux. D’abord, une coalition de droite, réunissant PSD et CDS [2], qui a gouverné le pays de juin 2011 à novembre 2015, rabotant de nombreux acquis sociaux, augmentant fortement le chômage, poussant à l’émigration, remettant entre les mains d’intérêts étrangers bon nombre d’entreprises majeures du tissu économique, laissant le pays exsangue. Ensuite, un Parti socialiste qui, malgré cela, victime, il est vrai, d’un discours dominant qui annonçait la banqueroute au cas où il reviendrait au pouvoir, n’est pourtant pas parvenu à devenir majoritaire lors des élections législatives d’octobre 2015.
DES CONTRETEMPS FACE À LA TROÏKA
À ces deux événements est venu s’ajouter un contretemps : la droite, elle non plus, n’était pas parvenue à avoir la majorité à l’Assemblée de la République. Tandis que la situation était lourdement handicapante pour le PS : il était impensable de s’allier à un des partis d’une droite désormais largement haïe, tant elle avait creusé la crise sociale du pays. Situation à laquelle venait s’ajouter un souvenir traumatisant : en s’alliant à la droite pour renverser le gouvernement socialiste de José Sócrates en mars 2011, le Bloc de Gauche (BE), le Parti communiste (PCP)[3]et les Verts (PEV)[4]avaient ouvert grand les portes à un gouvernement de droite profondément marqué par une idéologie néolibérale nettement réactionnaire.
Dès lors, le soir même des élections, quand les résultats commençaient à prendre corps et qu’il est devenu manifeste que la gauche était majoritaire, le PCP en tête a fait son offre de services : le PS se trouve en situation de former le gouvernement, à moins qu’il ne le veuille pas. Proposition à laquelle le BE s’est joint très rapidement. Le « peuple de gauche » s’est mis alors à concevoir différents scénarios. Il y avait pourtant un hic de poids : le président de la République, Aníbal Cavaco Silva, bien qu’en fin de mandat, voulait absolument que la droite minoritaire (mais disposant de plus de sièges que le seul PS) forme son gouvernement. Ce qui fut fait… et immédiatement mis en minorité à l’Assemblée de la République.
Le chef de l’État a bien dû se rendre à l’évidence : ses amis politiques étaient clairement minoritaires à l’Assemblée de la République. Et malgré les manœuvres pour amener le courant de droite du PS à se joindre au PSD et au CDS, elles ont échoué. Dernier sursaut du mauvais perdant : Cavaco Silva a obligé António Costa, le secrétaire général du PS et potentiel premier ministre, à écrire noir sur blanc que son gouvernement ne mettrait pas en question les engagements du Portugal vis-à-vis de l’Union européenne et l’Otan !…
Quoi qu’il en soit, un gouvernement du seul PS (plus quelques indépendants) a pu être constitué avec l’appui d’une majorité parlementaire dont faisaient également partie le BE, le PCP et le PEV, trois partis qui avaient négocié séparément des accords avec le PS. Des accords dont on affirme aujourd’hui, en fin de législature, qu’ils ont été respectés et réalisés.
Le principe majeur sur lequel s’appuyaient ces accords consistait à faire en quelque sorte le contraire de ce que la troïka (Union européenne, Banque centrale européenne et Fond monétaire international) avait imposé au Portugal. Il s’agissait donc de démontrer que, contrairement à la doctrine régnante proclamée urbi et orbi, il y avait bel et bien une alternative aux diktats de la troïka.
FACE AUX RÉALITÉS QUOTIDIENNES DES CITOYENS
Les débuts du gouvernement ont été très difficiles, les tirs de barrage de la droite et de tous les grands médias étaient constants (y compris la radio-télévision publique dominée par la droite). Les différents au sein de la gauche venaient parfois au jour, tant était évident le fait que ses composantes étaient peu habituées à travailler ensemble. L’entrée en fonction d’un nouveau président de la République en mars 2016 a pourtant permis de calmer le jeu : fils d’un ministre de Salazar, ancien président du PSD et professeur de droit, Marcelo Rebelo de Sousa, a globalement un souci des formes sur le plan institutionnel. Et le fait qu’António Costa, le premier ministre, ait été son étudiant à l’Université facilite clairement le contact entre eux. 
Au second semestre de 2016, l’économie commence à donner des signes de rétablissement. Et l’échec tant de fois annoncé d’une majorité « impossible », nécessairement provisoire, ne semble pas à l’ordre du jour, au grand désespoir des partis de droite qui, eux, commencent à donner des signes de crise interne.
Peu à peu, le gouvernement augmente le salaire minimum, les petites pensions et fait récupérer les 13eet 14emois de salaire dans les services publics comme chez les pensionnés. L’horaire de travail dans le secteur public revient à 35 heures semaine, alors que la droite l’avait fait monter à 40. Les tribunaux qui, dans les régions de « l’intérieur » avaient été fermés par la droite, sont rouverts. Une partie des stations de la poste (privatisée par le gouvernement précédent) est rouverte dans les régions à plus faible densité démographique. Les subsides de l’État à des établissements privés dans des localités où ils étaient mis en concurrence avec des écoles publiques sont supprimés (la sélection sociale des élèves admis y étant largement pratiquée). Les livres pour l’enseignement obligatoire sont devenus gratuits. De nouveaux centres de santé familiale sont créés, atteignant à la mi-juillet le chiffre symbolique de la centième unité du genre : 97-98 % des Portugais disposent désormais d’un médecin de famille. Les prix des transports en commun dans les grandes agglomérations donnent lieu à un abonnement à un prix colossalement inférieur à ceux pratiqués précédemment (en attendant l’application du même principe dans le reste du pays). Alors qu’il avait atteint les 17 % de la population active en 2013 (et même au-delà des 25 % si l’on tenait compte du nombre très élevé de Portugais contraints à l’émigration, à des niveaux comparables à ceux des années 1960), le chômage se situait au deuxième trimestre de 2019 en 6,6 % (le plus bas depuis 2004). L’énorme flux d’émigration a très largement perdu de son importance et celui de l’immigration a repris (avec des Brésiliens, des Cap-Verdiens, des Ukrainiens… auxquels se joignent des Portugais qui reviennent au pays). L’activité économique est relancée, du fait de l’amélioration des conditions de l’investissement des entreprises. Le pays paie sa dette au FMI. Et le patronat donne le sentiment de se satisfaire du nouveau cours des choses…
L’IMPRÉVISIBLE AGITATION AU SEIN DE LA DROITE
Certes, « on n’est pas passé de l’enfer au paradis », comme le reconnait lui-même le premier ministre Costa. Et la collaboration entre partis de gauche n’a pas toujours été sans soubresauts. D’autant plus que ceux qui ne faisaient pas partie de l’exécutif tenaient absolument à s’attribuer l’exclusivité des mérites de l’action gouvernementale, tout en tenant à garder leurs positionnements tribuniciens et leur franc parler à l’égard du gouvernement. Ce qui les a parfois amenés à d’étranges rapprochements avec des mouvements revendicatifs déclenchés par des syndicats, ordres professionnels et ligues corporatistes où la présence de leaders issus de la droite, voire de l’extrême droite, étaient pourtant notoire.
C’est une des grandes nouveautés de la société portugaise actuelle : la prolifération de syndicats n’appartenant pas aux deux grandes confédérations (CGTP, où la présence du PCP est notoire, et UGT, où le PS et le PSD pèsent de tout leur poids). Des syndicats qui, au sein du monde des infirmiers ou des policiers, par exemple, ne comptent que quelques maigres centaines d’adhérents ou qui, comme chez les chauffeurs routiers, ont pour vice-président un avocat au passé douteux, qui n’a jamais été camionneur et roule en Maserati ! Alors que l’Ordre des infirmiers déclenche une grève des interventions chirurgicales dans les hôpitaux publics, grâce à des appuis financiers publiquement annoncés mais dont on ignore la provenance (l’investigation se trouvant actuellement entre les mains de la justice), les hôpitaux privés aux pratiques salariales nettement inférieures ne connaissent pas de tels mouvements.
Cela ne veut nullement dire qu’il n’y a pas de raisons justifiant des revendications sociales. La crise financière dont le Portugal vient de sortir a incontestablement imposé des restrictions de nature à permettre d’honorer les dettes du pays vis-à-vis de l’étranger. Ce qui a inévitablement eu des répercussions sur les moyens dont l’État a pu disposer pour l’investissement public dans des secteurs comme la santé, l’enseignement ou les transports.
Parallèlement à la fragmentation et droitisation (voire extrême-droitisation) du milieu syndical, on assiste à une fragmentation de la droite, avec une scission du PSD (par l’ancien premier ministre Pedro Santana Lopes) et l’apparition d’un petit nombre de partis d’extrême droite, l’échec des uns et des autres aux élections européennes de mai 2019 ne présageant pas de leurs succès futurs (ce qui est confirmé par tous les récents sondages). Il est vrai que l’extrême droite au Portugal n’a pas le même enracinement social que les autres fascismes en Europe : malgré la dictature, la police politique et la censure, la base idéologique du salazarisme est restée avant tout la doctrine de l’Église catholique la plus conservatrice, les organisations militarisées et les mouvements de masse étant avant tout des institutions sur papier, faiblement opérationnelles.
À propos de sondages, précisément, tous, absolument tous, confirment la déconfiture prochaine des deux partis traditionnels de la droite, PSD et CDS. Des mouvements internes s’étant manifestés au sein de l’un comme de l’autre, laissant prévoir de sérieuses « nuits de longs couteaux » au lendemain des élections législatives d’octobre prochain.
ANCIENNES ET NOUVELLES PERSPECTIVES
Ces mêmes sondages annoncent des résultats pour le PS qui pourraient approcher la majorité absolue, avec le double des voix du PSD, alors que le BE deviendrait la troisième formation parlementaire et que le PCP qui se maintiendrait ou s’éroderait quelque peu, tout en situant devant le CDS. Dès lors, quel sera le futur de l’actuelle majorité de gauche et de son gouvernement ? Un sondage récent dit que les électeurs sont largement favorables à une coalition du PS et du BE.
Avec la majorité parlementaire, un représentant du PCP a de nouveau siégé au sein du Conseil d’État (dont il avait été exclu). Le BE a pu avoir son représentant au Conseil d’État, à la Banque du Portugal, au Tribunal constitutionnel. Ces deux partis entreront-ils au gouvernement issu des élections du 6 octobre prochain, au cas où la gauche sortira gagnante ? Début août, un important dirigeant du BE déclarait au quotidien Públicoqu’en 2016, le PS avait interrogé le BE sur sa disponibilité pour entrer au gouvernement, mais le BE ne l’a pas souhaité. Manifestement il le souhaite maintenant, les déclarations en ce sens le laissent comprendre, mais il est à craindre qu’il adopte une attitude arrogante proche de celle de ses camarades de l’espagnol Podemos, rendant difficile toute entente avec le PS.
L’entrée du PCP dans un futur gouvernement de gauche semble déjà plus problématique, malgré des rapports de confiance bien plus fiables que ceux du BE avec le PS. Mais ses liaisons étroites avec la CGTP l’empêcheront probablement de disposer d’une marge de manœuvre pour intégrer un futur gouvernement. Tandis que la culture classique régnante au sein de son électorat a de grandes chances de l’empêcher de participer à un gouvernement « de la bourgeoisie » dans un régime « capitaliste ». Ses résultats électoraux en octobre prochain ont pourtant de grandes chances de décider de l’avenir du parti.
António Costa, actuel premier ministre et secrétaire général du PS, continue pourtant d’affirmer à la mi-juillet dans le newsmagazine Visão : « Nous sommes sortis de cette législature avec une confiance renforcée qui nous permet de penser que [l’] entente est possible » entre les quatre composantes de la gauche. Et d’ajouter : « Cela ne dépend même pas d’avoir ou de ne pas avoir une majorité absolue ».
Après avoir donné l’illusion à la gauche radicale européenne que sa « révolution des œillets » pourrait lui servir de modèle, le Portugal va-t-il, 44 ans après, ouvrir réellement les portes à un basculement de l’évolution politique de la gauche européenne, l’éloignant de ses tentations libérales d’une « troisième voie » et la remettre sur le chemin de la justice sociale ? On saura vers la fin de l’année si de nouvelles perspectives s’ouvriront réellement en cette matière…


[1]Voir à ce propos J.-M. Nobre-Correia, « Portugal : après quarante ans, le grand tournant », in Politique,Bruxelles, n° 93, janvier-février 2016, pp. 12-15 ; J.-M. Nobre-Correia, « Portugal : l’avenir ne fait que commencer », in Politique, Bruxelles, n° 94, mars-avril 2016, p. 63-64 ; J.-M. Nobre-Correia, « Portugal : une expérience inédite », in Politique, Bruxelles, n° 101, septembre 2017, p. 106-114.
[2]Le Parti social-démocrate (PSD) et le Centre démocratique social (CDS) font tous les deux partie du Parti populaire européen (PPE).
[3]Le Bloc de Gauche (BE) et le Parti communiste portugais (PCP) se retrouvent tous les deux au Parlement européen au sein de la Gauche unitaire européenne.
[4]Le Parti écologiste les Verts (PEV) se présente depuis toujours aux élections associé au PCP au sein de la Coalition démocratique unitaire (CDU). Il n’a pas de représentant au sein du Parlement européen.



Texte publié par la revue Politique, Bruxelles, n° 109, septembre 2019.

Comentários

Mensagens populares deste blogue

Deixem-me fazer uma confissão

Como é possível?!

O residente de Belém ganhou mesmo?